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La conférence suivante de Victor et Victoria Trimondi fut écrite pour un colloque international de l’Université de Tunis sur le thème « La mondalisation et l’espace méditerranéen » (23. á 24. octobre 2008) « Le projet Ithaque » est une contribution du débat international sur un nouveau paradigme culturel pour la région de la Méditerranée.

 

 

 

Le projet Ithaque

Mythologie méditerranéenne, monothéisme et le débat moderne sur la question du gender

 

par Victor et Victoria Trimondi

 

Depuis que Nicolas Sarkozy a fondé au mois de juillet de cette année son ‘Union pour la Méditerranée’, la question d’un paradigme culturel méditerranéen qui depuis plusieurs années déjà est l’objet de discussions, suscite de nouveau un intérêt croissant. Par paradigme culturel nous entendons les systèmes de pensée déterminants, les dogmes, les mythes, les symboles, les rituels, les idéologies, les structures du pouvoir et les routines, et qui constituent le fond d’une culture. Abstraitement parlant, la société moderne et rationnelle s’oriente selon le ‘paradigme de la raison’, alors que les sociétés traditionnelles s’orientent selon leur dogme, c'est-à-dire selon le ‘paradigme de la foi’. Quant aux sociétés archaïques, elles obéissent au ‘paradigme du mythe’.

 

Dans aucune autre région du monde autant de paradigmes culturels contradictoires, mais aussi encore agissants, ne se sont manifestés au cours de l’histoire comme dans les pays riverains de cette mer, qui non seulement sépare les trois continents (Europe, Afrique, Asie) les uns des autres, mais aussi les relie. La méditerranée est le berceau des trois religions monothéistes, le lieu natal de la philosophie rationnelle et du sécularisme; elle est également un trésor inépuisable d’illustrations mythiques et littéraires dont la force symbolique ne cesse d’agir jusqu’à nos jours.

 

Le ‘paradigme de la raison’ et le ‘paradigme de la foi’ ou plutôt leurs rapports mutuels, et hormis les considérations d’ordre économique et politique, se trouvent au centre du débat actuel sur la civilisation à propos d’un nouveau modèle méditerranéen. La discussion porte sur la compatibilité de la religion et du sécularisme, des valeurs traditionnelles et modernes, et last not least sur les points communs des trois courants religieux se réclamant d’Abraham. Les discussions sur les mythes méditerranéens suscitent par contre peu d’intérêt.

 

Ce manque de considération vis-à-vis du mythe doit être interprété comme un déficit, et ceci pas uniquement pour des raisons historiques. Car malgré la domination sociale et politique du christianisme des siècles durant, et malgré les processus de sécularisation depuis la Renaissance et les Lumières, les mythes antiques méditerranéens ont été (et le sont aujourd’hui encore) utilisés pour représenter des relations dramatiques entre les hommes et les peuples, et surtout entre les deux sexes, et pour les définir en tant que paradigmes. Depuis le début des temps modernes, des œuvres innombrables de théâtre, de musique, d’opéra, de ballet, de peinture et de littérature traitent de la substance mythique gréco-romaine et de ses dérivés. Ceci n’est pas uniquement valable pour l’art, mais également pour les sciences qui s’intéressent à l’âme et à la conscience de l’homme. L’exemple le plus connu en est Sigmund Freud, qui fait de la légende d’Œdipe l’axe central de la psychanalyse, c’est-à-dire un paradigme du 20ème siècle. Le mythe de Prométhée sert Johann Wolfgang Goethe en tant que tableau du soulèvement du citoyen contre l’existence empreinte de fainéantise d’une élite aristocratique. Albert Camus, qui explique sa philosophie de l’existentialisme héroïque à l’aide du mythe de Sisyphe, en est un autre exemple. Depuis les années soixante-dix du siècle écoulé, des féministes et des chercheuses en matriarcat puisent dans le trésor mythique méditerranéen pour justifier scientifiquement leur thèse d’un ‘paradigme matriarcal’ dans les sociétés méditerranéennes anté-helléniques et pour en demander la restauration, c’est-à-dire le ‘retour de la déesse’. C’est ainsi qu’un débat consciencieux sur l’histoire de la civilisation et l’âme européennes est également un débat sur des paradigmes, des mythes et des histoires qui ont pris naissance il y a plusieurs siècles dans la région de la méditerranée.

 

Quels qu’ils soient contradictoires et inconciliables dans leur comportement les uns envers les autres, les milieux civilisationnels séculiers, religieux et mythiques de la méditerranée sont malgré tout depuis l’âge de bronze l’expression spécifique d’un principe homogène qui les englobe tous. Il s’agit de sociétés dans lesquelles les hommes, et non les femmes, déterminent en premier lieu la réflexion, les dogmes, les mythes, les symboles, les rituels et les structures sociales, politiques et religieuses du pouvoir. La méditerranée donna naissance

à une théologie hébraïque, qui damna tout ce qui est féminin de l’espace sacré et fit d’un dieu de sexe masculin un souverain absolu; à une philosophie grecque, qui exclut la femme du débat; à un droit romain, qui soumit l’épouse, de vie comme de mort, à la volonté du pater familias; à une morale chrétienne qui par définition stigmatise les femmes comme pécheresses; à une sharìa islamique, qui exigea la subordination totale des femmes à l’homme.

L’élément qui relie tous ces milieux culturels méditerranéens est le ‘paradigme patriarcal’. Ceci est également vrai pour les civilisations laïques orientées à l’Europe, et qui dominent la méditerranée depuis le 19ème siècle. Mais ceci n’a pas toujours été le cas: Les sociétés méditerranéennes anté-helléniques s’orientèrent vers une civilisation et une religion que nous qualifions aujourd’hui de ‘matriarcat’.

 

Avec notre exposé nous aimerions soumettre deux thèses au débat et les justifier, même si ceci, pour des raisons de temps, n’est possible que de façon schématique et raccourcie:

 

Toutes les civilisations méditerranéennes ont été marquées essentiellement par la confrontation entre le ‘paradigme patriarcal’ d’une part, et le ‘paradigme matriarcal’ d’autre part. Etant donné que les deux paradigmes ne sont pas conciliables, il en résulte, pour un modèle méditerranéen futur et pacifique, la création d’un ‘paradigme de la rencontre des sexes’.

 

Pour justifier nos thèses, nous allons analyser quelques uns des mythes méditerranéens connus, et qui ont pour contenu la thématique de la Gender. Notre analyse s’entend moins en tant que regard dans le passé, mais fait plutôt des déclarations sur l’homme moderne dont la conscience, l’âme et le subconscient continuent toujours à être forgés par des modèles mythiques et des dogmes religieux, qui ont vu le jour dans la région méditerranéenne.

 

Les matriarcats méditerranéens

C’est notamment grâce à des études comparatives archéologiques méticuleuses qu’il y a aujourd’hui un consensus sur le fait que la civilisation méditerranéenne, à partir du la fin du Néolithique jusqu’à l’âge de bronze tardif, était matriarcale. Des milliers de statuettes et d’images symbolisant la Grande Déesse-Mère ont été dégagées par des archéologues en Syrie, Palestine, Crète, dans les Cyclades, dans les Pyrénées, en Espagne, en Anatolie, en Macédoine, à Chypre et à Malte. La première civilisation européenne évoluée, c’est-à-dire la minoenne, était sous le signe de la déesse.

 

Le ‘paradigme matriarcal’ qui dominait la région de la méditerranée il y a 4000 ans, mettait en valeur l’omnipotence des divinités féminines qui étaient adorées comme immortelles, immuables et toutes-puissantes. La nature, la maternité et la sexualité se trouvaient au centre de la vie religieuse. Le concept de la paternité biologique, c’est-à-dire le rôle du sperme dans la fécondation, n’était pas apparemment encore assez connu dans les sociétés matriarcales. Le mystère de la naissance, et ainsi de la création, était du domaine des femmes uniquement. Le culte de la déesse était en étroite relation avec les changements saisonniers dans la nature animale et végétale ainsi qu’avec les phases de la lune. La vie sexuelle s’inscrit également dans ce contexte naturel. Walter Schubart, un philosophe de la religion, parle d’une religion du sexe, qui s’exprima de façon promiscuité et explosive, et justement pour cette raison était ressentie comme sacrée. Ces cultes se sont perpétués jusqu’au fond de la phase patriarcale dans la prostitution des temples du Proche orient.

 

En dehors de l’archéologie, la mythologie est considérée comme une seconde source importante dans la recherche sur le matriarcat. L’auteur anglais et spécialiste de l’antiquité, Robert Graves, effectua en l’occurrence au milieu du siècle dernier un travail de pionnier. Il prouva dans son livre ‘The Greek Myths’ qu’un grand nombre de mythes grecs reflètent des conflits réglés de manière guerrière entre les sociétés organisées patriarcalement et celles organisées matriarcalement. Quand les envahisseurs grecs, venant du nord, avaient commencé à coloniser la région par la force, ils se heurtèrent à la résistance des civilisations féminines autochtones. L’histoire de cette guerre des sexes trouve son expression selon Graves dans des histoires qui parlent de kidnapping de femmes, de victimes féminines, de viol et de combats des Amazones. Zeus, le père grec des dieux, traverse la totalité de la région méditerranéenne en procréant et en déshonorant, toujours poursuivi par la jalousie de son épouse Héra qu’il a trompée; la fille à qui l’Europe doit son nom sera kidnappée et rendue enceinte par Zeus qui pour ce faire prit la forme d’un taureau; son frère Hadès, le dieu des enfers, enlève Perséphone et la traîne aux enfers; son deuxième frère Poséidon, le dieu des mers, viole Déméter la déesse de la terre cultivée; Apollon, son fils lucide, viole plusieurs nymphes et femmes terrestres et punit celles qui lui résistent.

 

Quoi que l’intervention des envahisseurs patriarcaux de la méditerranée (et leurs dieux) ait été violente, ces envahisseurs ne sont pas pour autant tombés sur des sociétés pacifiques et harmonieuses  comme le prétendent sans cesse les féministes aujourd’hui, non sans transfiguration. L’hégémonie matriarcale d’antan des femmes n’a nullement été non-violente. Il y a eu des guerres même en Crète monoïque, où elles avaient le pouvoir de décision. Nous connaissons aussi des reines guerrières ainsi que des déesses de guerre de plusieurs civilisations méditerranéennes anté-helléniques. De surcroît, les sociétés matriarcales de la méditerranée avaient fondé leur pouvoir sur le sacrifice de l’homme. C’étaient des hommes jeunes qui ont été tués de façon rituelle pour consolider le pouvoir politico-religieux de la grande déesse. Plusieurs divinités féminines de la méditerranée orientale avaient l’habitude de ces cultes sacrificiels: Tanit la phénicienne, Anat la cananéenne, Cybèle la phrygienne. Le mythe de l’homme-dieu, tué et à nouveau ressuscité, qui allait plus tard marquer le christianisme, est d’origine matriarcale.

 

Il est très probable qu’au début de l’âge de bronze, les hommes avaient souffert sous l’omnipotence et la magie de la Grande Déesse-Mère. Le retour éternel des cycles naturels qui s’accomplissaient rituellement à travers un sacrifice humain ne permettaient aucun renouvellement, aucune liberté, aucune découverte, aucune individualité. C’est ainsi que cela a débouché sur une révolte violente de la part des membres mâles des tribus ou plutôt des envahisseurs étrangers contre la tutelle féminine, contre le ‘paradigme matriarcal’. Ces luttes anti-matriarcales deviennent manifestes dans les mythes qui racontent comment un dieu ou un héros détruit ou réduit en esclavage un monstre féminin ou un monstre masculin qui obéit à l’ordre d’une déesse: Zeus tue Typhon, « le plus grand monstre que le monde ait jamais aperçu » et qui fut engendré par la mère terre Gaia pour se venger sur le père des dieux olympiques; Persée décapite Méduse, la déesse des Gorgones; Apollon assujettit l’oracle de la mère terre, le serpent Python, et le met à Delphes sous son service. Ces mythes étaient déjà forgés dans la genèse de Babylone qui raconte comment le dieu de la lumière Marduk tua Tiamat, la monstrueuse déesse de la mer, et fit de son corps divisé notre monde terrestre. Il est aujourd’hui incontesté parmi les orientalistes spécialistes du monde antique que les animaux mythiques, qui sont combattus et vaincus par les dieux et les héros de sexe masculin, symbolisent l’ancien ordre social de la déesse, ressenti comme monstrueux.

 

A partir de quatre exemples de mythes importants, nous allons montrer au début clairement, comment le ‘paradigme patriarcal’ s’imposa dans la région méditerranéenne, quelles formes spéciales il a développées dans sa confrontation avec les civilisations matriarcales et quelles répercussions ces formes ont sur le présent:

 

Le matricide d’Oreste – Le sacrifice fondateur du patriarcat

Le mariage raté de Didon et Enée – La volonté de puissance l’emporte sur l’éros et l’amour

Marie, la Mère de Dieu – un substitut patriarcal à la Grande Déesse

L’apocalypse de Jean – Une fantaisie misogyne et destructrice du monde

 

A partir de l’Odyssée d’Homère, nous voulons démontrer par la suite, que déjà dans l’antiquité le ‘paradigme de la rencontre des sexes’ a été pensé. Le temps qui nous est imparti ne nous a permis d’évoquer qu’en marge les exemples des milieux culturels islamique et judaïque; cependant, nous sommes prêts à nous y attarder durant le workshop et la discussion.

 

Le matricide d’Oreste – Le sacrifice fondateur du patriarcat

L’Orestie est le mythe qui a représenté de la façon la plus authentique la guerre méditerranéenne des sexes dans toute sa complexité, rédigé dans la trilogie géniale du poète grec Eschyle. La tragédie passe pour être un condensé de différents mythes anciens élaboré de façon dramatique. Une petite note relative au contenu: Au début de la sanglante tragédie familiale a lieu un acte sacré traduit par le sacrifice d’une femme, le meurtre rituel que le roi Agamemnon fait commettre sur sa fille Iphigénie afin d’obtenir des dieux de bonnes conditions climatiques, pour que ses navires de guerre puissent naviguer vers Troie. Clytemnestre, l’épouse d’Agamemnon, se venge du meurtrier de sa fille et le tue aussitôt, après son retour de la guerre de Troie accompagné par la prophétesse Cassandre, sa concubine et esclave. En guise d’instrument du meurtre, elle utilise une hache à deux lames, l’arme cultuelle de la Grande Déesse. Oreste, le fils de Clytemnestre, brandit maintenant l’épée contre sa propre mère, pour venger de son côté son père, et l’envoya avec son amant vers l’empire des morts.

 

Dans les sociétés matriarcales anté-helléniques, le matricide était considéré comme le meurtre le plus infâme. Au moment où Oreste assassine sa propre mère, il franchit un tabou qui protégeait l’autorité de l’ancienne déesse  et l’ordre matriarcal qu’elle garantissait. Bien que l’enfant matricide sombre dans la folie après son crime, il sera au bout du compte délivré, contrairement à sa sœur complice Electre, qui doit végéter dans la démence jusqu’à la mort. Les nouveaux dieux patriarcaux de l’Olympe délivrent le fils de son péché et le désignent dans la succession de son père Agamemnon comme roi de Mycènes. Les prétendantes au trône, Iphigénie et Electre, seront écartées.

 

Grâce au ‘matricide’ – c’est la conclusion androcentrique de l’Orestie – le sujet de sexe mâle se libère de l’hégémonie matriarcale et se fait souverain absolu. En fin de compte, les femmes aussi se mettent sous la tutelle patriarcale, car les Erinyes sanguinaires, et qui poursuivaient Oreste pour son crime, allaient devenir à la fin de la tragédie des Euménides pacifiques qui protégeaient la ville d’Athènes, et renoncèrent à venger Clytemnestre.

 

L’étude complexe, nuancée et politique de la guerre des sexes dans l’Orestie a conduit beaucoup de spécialistes de la civilisation et des féministes à la thèse selon laquelle le ‘meurtre de la mère’ serait à interpréter comme le sacrifice violent de la création, celui qui avait un rôle constitutif dans la formation de l’organisation sociale androcentrique et patrilinéaire, ou plutôt dans la consolidation du ‘paradigme patriarcal’ par excellence. C’est seulement à travers un acte pareil de violence ensanglanté que l’ancienne organisation matriarcale a pu être détruite, laquelle se basait en outre, comme on l’a démontré plus haut, sur un sacrifice, à savoir l’exécution rituelle de l’homme. D’après le philosophe français René Girard, un sacrifice fondateur doit être toujours répété, afin de consolider pour une durée illimitée la culture qu’il a initiée. Ces répétitions du meurtre initial peuvent également être exécutées par des rites suppléants ou de façon symbolique. Dans la mesure où elle poursuit le raisonnement de Girard, la philosophe française Luce Irigaray parvient à la conclusion que le ‘meurtre de la mère’ (matricide) s’accomplissait depuis des millénaires, symboliquement à travers l’éviction systématique et radicale des femmes des sphères sociales, politiques et religieuses de décisions.

 

C’est pourquoi, d’après elle, le matricide en tant que champs symbolique camouflé se trouve derrière les religions monothéistes, dont les mystères relatifs à leurs cultes n’accordent au sexe féminin et à la déesse ni présence, ni pouvoir. Dans le christianisme par exemple, et à travers le dogme de la Trinité, l’omnipotence androcentrique et la généalogie patrilinéaire sont fixées comme principe cosmique. Dieu le père, le Fils et le Saint-Esprit sont, selon le dogme, des personnes masculines. En comparaison, la femme est aussi bien en tant que principe qu’en tant que personne bannie de cette cosmologie trinitaire. Même dans le Judaïsme et dans l’Islam, l’éviction systématique de la déesse et de la femme des cultes religieux peut être prouvée.

 

Le mariage raté de Didon et Enée – La volonté de puissance l’emporte sur l’éros

Beaucoup de mythes gréco-romains ne se limitent pas à décrire la destruction de l’ancienne domination matriarcale, mais sont également dirigés contre les tentatives des femmes-reines de partager leur pouvoir avec les hommes. Ceci fait partie des stéréotypes des mythes méditerranéens, qu’un homme sacrifie l’amour pour l’ambition et le pouvoir. Jason trahit Médée, qui lui procure la toison d’or, et se marie avec une princesse grecque; Thésée quitte Ariane, qui l’a aidé à sortir du labyrinthe de Cnossos; pour ce qui est de César et Cléopâtre, ces stéréotypes deviennent même une histoire réelle. Pour des considérations de domination politique, le général romain se sépare de sa reine égyptienne qui met au monde un enfant de lui et qui compte partager avec lui le pouvoir sur l’Egypte.

 

En littérature, l’échec de l’amour au profit du pouvoir a été développé dans l’histoire de Didon et Enée. L’Enéide du poète romain Virgile est la représentation littéraire la plus célèbre de ce drame: Enée, le fils de la déesse de l’amour Vénus, après sa fuite de Troie et son Odyssée en Méditerranée, fait naufrage en Afrique du Nord et cherche refuge à Carthage, une ville gouvernée par la reine phénicienne Didon. Les deux s’éprirent l’un de l’autre et décidèrent de se marier et de se partager le pouvoir politique. Mais Jupiter exigea d’Enée de suivre sa destinée et de naviguer vers l’Italie pour ériger là-bas un nouvel empire, la future Rome. Le héros suit la volonté divine, quitte secrètement, bien qu’à contrecœur, son épouse bien aimée Didon. Dans son désarroi, elle maudit Enée et se suicide en se jetant dans le feu. En Italie, le héros et ses compagnons conquièrent par le combat l’empire du Latium. Là-bas aussi, il rencontre une femme forte. Son adversaire la plus acharnée devient la latine Camille, reine des amazones. De la lignée d’Enée naissent Romulus et Remus, les deux fondateurs de Rome.

L’histoire autour d’Enée et Didon est communément interprétée comme un conflit entre le devoir et l’inclination. Le héros suit [ici] le chemin du devoir et se met au service d’un objectif plus élevé, la fondation de Rome. Mais si nous lisons le drame sous l’aspect de la guerre des sexes, alors même Enée devient un hymne à la victoire du patriarcat. Seulement, la défaite ne frappe pas [ici] le matriarcat en tant que tel, mais surtout une vision qui veut amener les deux sexes à la réconciliation. Didon veut partager son pouvoir avec Enée, mais ce dernier n’a pas le courage de fonder Rome concurremment avec Didon et d’exercer le pouvoir avec elle conjointement sur Carthage et Rome, non, rien de tout ceci – il s’esquive, tel un voleur dans la nuit, pour frayer seul, en sa qualité d’homme, le chemin du pouvoir et de la guerre. Après la trahison d’Enée, Didon jura auprès des déesses du ciel et de l’enfer, Junon et Hécate, que « dorénavant il n’y aura point d’amour et d’union entre les descendants de nos deux peuples. » Armée d’une telle malédiction contre le père fondateur de la société patriarcale la plus puissante qui ait jamais dominé la Méditerranée, elle regagne le camp des anciennes déesses matriarcales de la vengeance.

 

En effet, Rome combattit Carthage lors des guerres puniques pendant presque cent ans, et en 146 av. J.C., elle finit par la raser de la carte. Dans [cette] ville africaine on vénérait alors la reine phénicienne Tanit, quoique Virgile parle de Junon. En tout cas il s’agissait d’une matriarche qui était au centre de la vie culturelle de Carthage. C’est aussi pour cette raison que le conflit entre Rome et Carthage revêt le caractère d’une guerre entre un ordre matriarcal et un autre patriarcal. Ainsi, Rome l’impérialiste déduit le commencement de sa domination du monde de la destruction d’une sphère culturelle qui dépendait d’une déesse.

 

Virgile écrivit Enée en tant qu’épopée chantant la grandeur de Rome et en tant que poème glorifiant le premier empereur romain Caius Octavius Auguste qui était tout à fait convaincu qu’il descendait du héros troyen. Symboliquement, Rome est encore aujourd’hui synonyme du pouvoir réel de l’Etat, de la loi, du droit, de la bureaucratie et de la puissance militaire. D’autres représentations et qualités que nous assimilons à Rome sont : le pragmatisme, le calcul stratégique, la rationalisation planifiée, la pensée et la manière d’agir méthodiques, l’efficacité technique et économique, le réalisme, la mise en évidence de la volonté, la conquête, la guerre et la maîtrise de la nature. La conception réaliste qu’avait Rome du pouvoir et de l’Etat fut saisie au début des temps modernes par Nicolas Machiavel et Thomas Hobbes et reformulée en tant que fondement théorique de l’Etat. Pas une seule ville de l’antiquité ne symbolise le « paradigme patriarcal » aussi clairement et d’une manière aussi évidente comme l’ancienne Rome.

 

Une valeur de symbole qu’on pourrait attribuer à Carthage est par contre moins connue. Cependant il ne serait pas sans attrait d’étudier plus exactement si la puissante adversaire de Rome ne pourrait pas être considérée comme une représentante du « paradigme matriarcal». Ainsi, Carthage symboliserait la puissance de la déesse, la nature, la magie, le sentiment, la sexualité sacrale et les rituels de sacrifice. Toutefois, l’Enée permet encore une autre conclusion, c'est-à-dire que Carthage, sous sa reine Didon, était une cité émancipée qui ne suivait aucun des deux paradigmes, mais, là où la tentative fut faite, elle avait essayé d’établir un « paradigme de la rencontre » ou un « paradigme de l’amour entre les sexes ».

 

La tromperie ayant pour cause des raisons relatives au pouvoir, comme décrite dans l’Enée, revient tel un leitmotiv à travers toute la littérature européenne. Cette dramaturgie ne s’accentue de surcroît que lorsque les deux amants se brisent devant la pouvoir. Là aussi il s’agit d’un sujet émanant du patrimoine culturel de la Méditerranée, tel Othello et Roméo et Juliette de Shakespeare ou Aida de Giuseppe Verdi, pour ne citer que quelques exemples d’une longue liste.

 

Comme nous nous trouvons [en Tunisie] à Tunis, pour ainsi dire sur le terrain authentique de cet événement mythique, nous voudrions également parler d’une histoire comparable provenant de la sphère culturelle musulmane. Cette histoire relate que le sort que Didon avait dû subir, fut également imposé de nouveau à la fin du VIIème siècle à la reine berbère La Kahena qui était aussi régente de Carthage. Les troupes du Calife Abdelmalik saccagèrent la ville comme l’avaient fait les Romains 800 ans auparavant. Cependant, La Kahena ne s’avoua point vaincue : A l’aide d’une stratégie de la terre brûlée, elle put mettre les Musulmans en fuite. Comme dans le cas de Didon, il s’agissait ici aussi d’un amour trompé qui conduisit la reine de Carthage à sa perte. Après qu’elle eût sauvé la vie à un cavalier musulman nommé Khaled Ibn Yazid, ce dernier lui jura une fidélité éternelle. La Kahena en fit son amant, partagea avec lui son lit et son pouvoir. Mais Khaled ne tint pas sa promesse et trahit la reine auprès du chef des troupes musulmanes Hassan Ibn Noôman. Sans pitié aucune, ce dernier la fit décapiter et jeta sa tête dans un puits. Et [ici] il ne serait pas erroné d’interpréter la décapitation de La Kahena comme le sacrifice fondateur du paradigme patriarcal islamique dans cette région de la Méditerranée.

 

Marie, la Mère de Dieu – un substitut patriarcal à la Grande Déesse

Les sociétés patriarcales aussi ont besoin de femmes, afin de consolider leur autorité, de l’étendre et de se reproduire. Les femmes et les déesses étaient indispensables au maintien de l’Imperium Romanum, mais elles furent assujetties aux intérêts que les hommes portent au pouvoir, ainsi les vestales vierges qui gardaient le feu sacré de la cité éternelle et qui risquaient la mort si elles s’adonnaient à l’amour sensuel.

 

De même, le Christianisme, après qu’il eût conquis Rome et la Méditerranée, ne réussit pas à exterminer définitivement la déesse méditerranéenne. Son souvenir survécut des siècles durant. C’est la raison pour laquelle les pères de l’église et les évêques trouvèrent un substitut féminin qui ne portait pas préjudice à leurs intérêts de domination et qui, en même temps, était en mesure der combler la nostalgie profonde des hommes d’une divinité féminine et maternelle. Ils y réussirent avec une adresse remarquable du moment qu’il redécouvrirent la Mère de Jésus et la mythifièrent en tant que Vierge Marie qui a donné naissance à Dieu et en tant que salvatrice. Lors du synode d’Alexandrie en 430 et du concile d’Ephèse en 431 commença la marche triomphale de Marie. Ephèse n’est pas un hasard, là-bas, à l’ère paléochrétienne, il y avait encore un culte suprême de la déesse Artémis. La ‘grande Artémis des Ephésiens’, comme on l’appelait autrefois, se transforma alors en la ‘grande, auguste et glorieuse Marie, Mère de Dieu’ du Christianisme. En se métamorphosant de la sorte, l’ancienne déesse ne changea pas seulement de nom, mais aussi de nature. Marie obtint en effet immédiatement le statut d’une image divine et sublime qui l’éleva au dessus de tout ce qui était humain, mais, en même temps, elle resta strictement sous la tutelle du dieu de la trinité. La Reine du Ciel du Christianisme demeura aussi après son apothéose la « Servante du Seigneur ».

 

Une autre tentative qui accorde à la déesse méditerranéenne un rang élevé dans la cosmogonie chrétienne est La Divine Comédie de Dante. A la fin de son œuvre, le poète élève Marie au niveau de cette force amoureuse qui traverse tout le ciel. Mais même ce pouvoir céleste de l’amour demeure pour les mortels une pure transcendance et continue à exclure les femmes sur terre du pouvoir réel. Dante ne perçoit la divinité au féminin que dans la personne d’une fillette de neuf ans s’appelant Béatrice, qui décède tôt et que le poète daignait à peine approcher.

 

Même dans le milieu culturel musulman, les poètes mystiques perçoivent l’appel de la déesse méditerranéenne. Déjà deux générations avant Dante, le savant arabe Mohamed Ibn Arabi de Cordoue avait défini la religion comme une nostalgie de la féminité. A lui aussi, la Déesse se révèle dans la personne d’une petite fille. Il la rencontre plusieurs fois, il la croise même une fois en effectuant ses tours autour de la Kaaba. Afin d’accorder sa vision avec la foi monothéiste, il vit en elle « Dieu se manifestant en tant que femme ». Malgré tout, ses idées restèrent également sans conséquences politiques quant à l’égalité sociale entre l’homme et la femme dans l’Islam.

 

L’Apocalypse de Jean – une fantaisie misogyne et destructrice du monde

L’œuvre littéraire la plus catastrophique de la culture méditerranéenne chrétienne et patriarcale est la Révélation à Jean qui fut rédigée sur l’île grecque Patmos, la soi-disant Apocalypse. Il s’agit là d’une « eschatologie messianique » au sens de Max Weber, car cette prophétie ne renvoie pas uniquement à l’au-delà, mais elle prédit aussi une guerre entre le bien et le mal qui aurait encore tout à fait lieu ici-bas. Ainsi, et à plus d’une occasion, la Révélation à Jean fut utilisée au cours de l’histoire de l’humanité comme « programme politique » afin d’exiger la bataille finale contre un « axe du mal » de quelque nature qu’il soit. Depuis des siècles, elle sert aux fondamentalistes chrétiens comme légitimation idéologique de leurs guerres de religion fanatiques, et ce jusqu’à nos jours.

 

Aussi, derrière ce drame de l’apocalypse, cette horreur indicible d’une destruction implacable du monde et cette nostalgie martyrisée d’un paradis, se dissimule une guerre des sexes. Les forces cruelles et implacables de la lumière, du feu et des anges représentent le parti masculin du bien. Le plus haut commandant des troupes de ce parti s’incarne en Jésus Christ, le militant ressuscité de nouveau qui, chevauchant un cheval blanc, recouvre le monde d’une guerre totale.

 

Le parti féminin dans la Révélation à Jean est représenté par plusieurs personnages de femmes. Quant aux méchantes contre-puissances matriarcales, elles se concentrent dans l’ « animal apocalyptique » aux dix cornes et aux sept têtes, lequel animal sort de l’eau et veut conquérir le ciel et le monde. « Et il lui fut donné autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation.

 

Et tous les habitants de la terre l'adoreront », lit-on dans La Révélation (13 : 7, 8). Cette bête féroce symbolise encore une fois l’ancienne déesse archaïque qui, comme nous l’avons mentionné au début, entre  déjà en action contre le « paradigme patriarcal » dans le monde mythique des Babyloniens, des anciens Grecs et des Hébreux sous la forme de monstres chaotiques et qui, à la fin, est tuée et déchiquetée par des héros masculins en lumière, ainsi Tiamat par Marduk, Typhon par Zeus, Méduse par Persée, Minotaure par Thésée, et plus tard, le Dragon par Saint Georges. La présence de la Déesse se manifeste d’une manière plus forte à travers l’entrée en scène de la « Grande prostituée » Babylon qui apparaît sur la scène apocalyptique au 17ème chapitre de La Révélation. Avec ses arts sexuels et érotiques de la séduction, elle attire les hommes vers l’abîme – il s’agit ici de réminiscences des anciens cultes matriarcaux, dans lesquels la promiscuité, les orgies, les sacrifices d’hommes et la prostitution des temples étaient sacrés, mais il s’agit aussi du réveil des souvenirs des peurs les plus profondes de l’homme devant la femme.

 

Comme contrepoint lumineux aux puissances matriarcales obscures, rayonne au 12ème chapitre de La Révélation à Jean la femme transcendante et supraterrestre qui est au service du patriarcat sous la forme, comme on lit, d’une « femme tout habillée de soleil » et qui tient le Messie attendu dans ses bras. Cette femme apocalyptique n’est autre que Marie, la Servante du Seigneur, la femme qui s’est assujettie inconditionnellement au « paradigme patriarcal » – un substitut supplémentaire à la Déesse méditerranéenne.

 

A la fin de la vision, après la destruction totale du monde, apparaît alors – tout à fait à l’improviste – une scène de réconciliation : le mariage entre le Christ, appelé « agneau », et la « fiancée ». Mais cette fiancée apocalyptique est à son tour un substitut symbolique à la Déesse, elle n’est nullement une personne conçue comme déesse ou femme, mais une ville, la ville sainte de Jérusalem. Cette abstraction sous forme de dépersonnification de la féminité a son point de départ dans la Bible Hébraïque, là où le peuple d’Israël est présenté comme la fiancée de Yahvé. Dans le Nouveau Testament, cette abstraction se transforme en une image dogmatique du mariage de Jésus avec son Eglise. Le caractère misogyne extrême de La Révélation à Jean se manifeste par ailleurs dans le fait que tous les 144000 élus rachetés après le massacre du dernier jour ne sont que des hommes « qui ne se sont pas souillés avec des femmes ». Cette scène est considérée comme la plus misogyne dans tous les évangiles.

 

Les visions de conquête et de perte dans La Révélation à Jean ont eu des effets dévastateurs sur l’Histoire. Ce document méditerranéen de l’horreur fut invoqué sans cesse : lors des croisades contre l’Islam, pendant les guerres de religion européennes entre Catholiques et Protestants, même des nazis influents s’en sont laissés inspirer. Néanmoins, cette folie n’appartient nullement au passé. Ces dernières années, des idéologie de fin du monde chez des fondamentalistes islamistes, chrétiens et juifs connaissent un boom – Aux Etats-Unis il y a le Christian Right, en Israël ce sont les Sionistes Religieux et dans les pays musulmans il y a des Islamistes de toutes tendances qui, aujourd’hui, interprètent le conflit au Proche et Moyen Orient comme la réalisation de prophéties apocalyptiques d’une guerre globale entre le bien et le mal, entre les croyants et les sans foi. Quiconque qui enquête sur le rôle de la femme au sein de ces groupements fondamentalistes, reconnaît aussitôt le radicalisme avec lequel le « paradigme patriarcal » continue à être imposé.

 

Le « paradigme de la rencontre des sexes »

Sommairement nous pouvons dire : Deux paradigmes généraux et contradictoires se sont propagés pendant des millénaires dans les milieux culturels influents de la Méditerranée, le « paradigme matriarcal » et le « paradigme patriarcal ». Le conflit entre les deux paradigmes ne déboucha pas seulement sur des luttes pour le pouvoir et des guerres, mais aussi les rapports psychologiques, sociaux et politiques entre les deux sexes reflètent jusqu’à nos jours les disputes entre les deux paradigmes, thématisées dans les épopées, les drames et tragédies de la Méditerranée. C’est surtout le traitement des rapports entre les sexes dans la mythologie greco-romaine qui a marqué l’histoire de la civilisation européenne de son empreinte. Ainsi, il est tout à fait naturel de se demander, s’il n’est pas temps pour qu’un nouveau paradigme voie le jour, un « paradigme de la rencontre des sexes » ?

 

Heureusement, déjà dans les anciennes civilisations de la Méditerranée, nous pouvons avoir recours à des mythes et des histoires qui placent le bonheur et la paix entre les sexes au centre de leur intérêt. L’épopée la plus connue de ce genre est l’Odyssée d’Homère. Pendant dix ans, les dieux condamnèrent Ulysse à l’errance, jusqu’à ce qu’il lui fut permis de regagner sa patrie et retrouver sa femme Pénélope. Le retour d’Ulysse dans son pays Ithaka est la réponse humaine à l’éternelle dispute de sexe des divinités grecques. Ulysse surmonte lors de ses errances dans la Méditerranée tous les obstacles afin de passer au dessus du précipice bâillant qui, dans cette partie du monde, sépare l’homme de la femme. Seulement, il n’y parvient qu’en dupant les dieux et déesses attachés obstinément à leurs chamailles mutuelles.

 

D’autres histoires méditerranéennes anticipent également sur le nouveau « paradigme de la rencontre des sexes ». Il y a à titre d’exemple la romance d’amour Psyché datant du 2ème siècle que l’écrivain romain Lucius Apulée a mise par écrit. Octavio Paz renvoie à l’aspect « révolutionnaire » de cette « Lovestory » par rapport à toute la culture amoureuse européenne. Dans les sociétés anciennes, l’amour n’était presque exclusivement thématisé que par la personne qui aime. L’aimé/aimée était avant tout l’objet de son propre désir d’aimer. Mais dans Psyché, les subjectivités de ceux qui s’aiment occupent tour à tour le centre. Amor aime Psyché et Psyché aime Amor. Ainsi, leur amour diffère des innombrables histoires d’amour des dieux grecs et romains, car il ne prend pas uniquement plaisir à la volupté des corps nus, mais il rajoute à la relation amoureuse le potentiel psychique des partenaires, ce qui, uniquement, lui permet de se transformer en éros. Psyché anime Amor et Amor sensualise Psyché.

 

Nous pouvons encore citer tout un nombre de mythes méditerranéens qui s’inspirent d’une culture de la rencontre des sexes, d’une culture de l’éros. Une telle culture ne doit pas considérer les trois religions abrahamiques comme de pures ennemies, car nous devrions nous rappeler constamment que la genèse de l’humanité ne commence ni dans le Judaïsme, ni dans le Christianisme, ni encore dans l’Islam avec  le « patriarche » Abraham. Nous ne sommes ni en premier lieu les « enfants d’Abraham », comme on est aujourd’hui, partout au sein du dialogue inter-religieux, en train de l’accentuer pathétiquement, ni ne sommes issus de la parthénogenèse d’une super-mère, comme l’affirment certaines féministes. Nous, les Hommes, nous sommes en premier lieu les enfants d’un couple d’amoureux – les enfants d’Adam et Eve.

 

Particulièrement le Judaïsme et l’Islam ont, bien qu’ils obéissent au « paradigme patriarcal », engendré une riche culture qui se base sur l’amour des sexes. De la Bible Hébraïque provient le poème d’amour le plus connu en Méditerranée, voire dans toute la littérature mondiale, le « cantique des cantiques », le chant de louange de l’Eros divin entre l’homme et la femme. En Andalousie arabe on soignait une poésie, dans laquelle l’amour entre l’homme et la femme est chanté comme une beauté intemporelle et archétypale, sans qu’elle doive, pour autant, renoncer à la sensualité. D’un impact considérable sur un tel genre littéraire, est un traité du savant Ibn Hazm de Séville intitulé « Le collier de la colombe » – une leçon d’amour, un ars amandi qui, contrairement à la corporéité accentuée chez Ovide, cherche à établir une relation entre l’amour spirituel, l’amour psychique et l’amour corporel. « Le collier de la colombe » fut rédigé au 11ème siècle et a influencé plus tard l’imagination des Troubadours provençaux. Un très grand respect envers la femme constitue également l’œuvre d’un autre Andalou, Mohamed Ibn Arabi. Quand Ibn Arabi dit : « Je me lie par la religion de l’amour quelle que soit la direction que prennent ses coursiers : l’amour est ma religion, l’amour est ma foi », alors, par «la religion de l’amour », il n’entend pas seulement – comme les soufis – l’‘amour spirituel’, mais autant l’‘amour corporel’ entre les deux sexes. La liaison entre sensualité et spiritualité, entre sexualité et transcendance a connu dans la culture arabo-musulmane une maturité unique.

 

Dans notre plaidoyer pour une culture de la rencontre des sexes, nous aimerions toutefois œuvrer à ce que le nouveau paradigme soit doté d’une force symbolique qui va au-delà de l’éros. Un tel élargissement du paradigme n’est nullement arbitraire quand on voit que les religions monothéistes, toutes les trois, ont recours à des images de l’éros chaque fois qu’elles veulent exprimer certaines relations religieuses, tout particulièrement quand il s’agit de la métaphore du mariage. Aussi bien dans la mystique juive, la mystique chrétienne que dans la mystique musulmane, l’union avec Dieu est appelée « mariage » et est entendue comme hieros gamos (union sacrée). Etant donné que le nouvel axe culturel des sexes provient du fait de surmonter le paradigme matriarcal et patriarcal, il exprime symboliquement la transformation de dualismes en formes de polarité, de coopération et d’union. Le « paradigme de la rencontre des sexes » réclame l’unité de la puissance et de l’amour, du logos et de l’éros, de la raison et du sentiment, du corps et de l’âme, de la spiritualité et de la sensualité, de la liberté et de l’obligation, de la nature et de l’esprit, du Nord et du Sud, de l’Ouest et de l’Est, de l’Europe et de l’Afrique, d’Israël et de la Palestine, des Chrétiens et des Musulmans, des Noirs et des Blancs – bref, il parle du mariage sacré de Rome et Carthage, du dieu et de la déesse, de l’homme et de la femme.

 

Nous avons – à titre de souvenir et d’hommage à la fidélité et l’amour d’Ulysse envers son épouse Pénélope, aussi en vertu des peines qu’il avait dû subir lors de ses errances turbulentes avant de regagner son pays – appelé la réalisation du « paradigme de la rencontre des sexes » en vue d’un nouveau modèle en méditerranée « projet Ithaque ». Ulysse s’oppose à l’arbitraire des dieux. La raison, la ruse, la sagesse, le courage, l’humanité, la persévérance et la force le conduisent à son but. Ce but est l’amour des sexes. Par ailleurs, les vertus patriarcales comme la guerre, l’héroïsme et la gloire ne font pas partie des ambitions urgentes d’Ulysse. Ces dernières sont en effet autres : la patrie, le bonheur, la paix, la famille et l’éros.

 

Nous parlons d’un « projet » parce qu’il s’agit d’une entreprise à long terme, d’un programme culturel au sein de la nouvelle ‘Union pour la Méditerranée’ dont l’intention est de faire connaître le « paradigme de la rencontre des sexes », d’en débattre et de le consolider. Le « projet Ithaque » a une partie critique et une autre créative. La partie critique enquête sur le rapport qu’entretiennent les sexes dans les milieux culturels méditerranéens, en commençant par la protohistoire jusqu’à aujourd’hui. Dans la partie créative, il s’agit de proposer des projets culturels et de les soumettre à la discussion, des projets dont la préoccupation initiale est la coopération et l’amour entre les sexes. Dans ce contexte il appartient à l’art de jouer un rôle central. Un « projet Ithaque » est-il réalisable ? Et si oui, de quelle façon ? Ce sont là des questions à soulever dans notre atelier de discussion.

 

© Victor & Victoria Trimondi

 


 

La mondialisation et l’espace méditerranéen

 

© Victor & Victoria Trimondi