Israel Magazine Nr. 95 Janvier 2009
Connexion Bouddhisme tibétain –
nazisme : mythe ou réalité ?
par David T. Reinharc
Sur invitation de nombreux centres et
congrégations bouddhiques, Sa Sainteté le Dalaï
Lama a effectué une visite en France du 12 au 23 août 2008. C'est à dire cinq
mois précisément après les émeutes au Tibet durant lesquelles les groupes
tibétains en exil avancent un bilan proche de cent morts parmi leur
communauté.
Le procureur
adjoint de Lhassa assène que « cette infraction à la loi a été
organisée, préméditée et soigneusement préparée par la clique du Dalaï ,
agents conspirationnistes membres d'une petite
peuplade primitive travaillant secrètement au sabotage de l'exaltante
ouverture des Jeux Olympiques. » La thèse officielle chinoise relève de la
théorie du complot. Au même moment, tirant les leçons de l'hitlérisme, au
nom de la mémoire de la Shoah, des hommes vigilants partent en expédition
contre le bouddhisme tibétain dénonçant une supposée collusion entre le Dalaï Lama et le nazisme.
Dans Libération du 25 avril 2008, un germaniste,
Laurent Dispot, (qui avait interviewé BHL pour
Israël Magazine) interpelle sévèrement le Prix Nobel de la Paix 1989 et lui
intime l'ordre de ne pas « jeter la Shoah à la poubelle du
‘karma’ ». « Le négationnisme n'est pas soluble dans les neiges
éternelles », s'insurge l'auteur.
On pensait
naïvement que le Bouddha n'était pas venu pour conquérir le monde par
l'épée, mais par l'exemple et la parole. Car seul le bouddhisme s'est
imposé sans effusion de sang ; persécuté, il ne fut jamais persécuteur (1);
aucune guerre de religion ne l'a jamais déshonoré. Cela suffirait pour que
le cœur de chaque homme brûlât d'amour pour le Sublime, le Parfait et
révérât son image. Des hommes assassinés, des nonnes et des prêtres
torturés, des milliers de gens déportés dans les camps de rééducation, un
véritable génocide culturel, linguistique et religieux poursuivi par les
autorités chinoises depuis 1950 pour
rayer une petite nation et sa civilisation de la carte du monde : c'est
naturellement que notre solidarité allait au peuple tibétain.
Refusant d'être
les nonchalants complices de l'invasion militaire chinoise, on soutenait
innocemment le frêle David tibétain, dans le secret espoir qu'il fasse des
miracles et force le puissant Goliath chinois à mettre genou en terre. Mais
non, nous préviennent ceux qui veulent nous préserver du déshonneur : David
a la haine des Juifs dans le sang, le génocide en lui, et l'antisémitisme
est une composante héréditaire de son peuple.
On reste coi :
même le Dalaï Lama serait-il donc une
réincarnation de Goebbels? L'accusation est grave : « l' océan de sagesse » relance en contrebande
le « Hitler connais pas » et la « Shoah détail de la seconde
guerre mondiale », écrit Laurent Dispot. Ce
n'est pas d'être le roitelet d'une théocratie moyenâgeuse qui est reproché
au Dalaï-Lama, c'est d'être un lepéniste contre
qui la mémoire et la méditation de la Shoah doivent s'enorgueillir de
nier la souffrance pour juger
l'histoire au nom du destin juif.
Pour bien
comprendre les actes de l'accusation, il faut remonter à 1938. Plus
précisément, le 24 juillet 1938, date à laquelle Heinrich Harrer atteint le sommet de la face nord de l'Eiger,
une des ascensions les plus difficiles au monde.
Participant à
une expédition dans l'Himalaya, il part
à la conquête du Nanga Parbat,
au Cachemire. L'alpiniste est fait prisonnier par la Couronne Britannique
au tout début de la Guerre, en septembre 1939 et fut interné dans un camp
de prisonnier en Inde dont il s'évada en avril 1944. Il parcouru plus de 20
000 kilomètres à travers l'Himalaya avant d'atteindre son but : Lhassa,
capitale du Tibet, où il devint le professeur du jeune Dalaï-Lama
à qui il enseigna le sport, les mathématiques et l'anglais.
Mais, insiste
Anne-Marie Blondeau, directrice d’études émérite à l’Ecole pratique des
hautes études, « Heinrich Harrer n’était en
présence du Dalaï Lama seulement deux heures par
jour – sans doute pas seul- et ne
lui enseignait que des connaissances techniques. » Elle ajoute :
« De plus, on ne lui demanda de donner cet enseignement qu’au bout de
cinq ans de séjour ; il occupa donc ses fonctions pendant moins de
deus ans. Le Dalaï-Lama avait 14 ans en 1949, 15
en 1950 quand Harrer quitta le Tibet. A supposer
que le tibétain de Harrer ait été suffisamment
bon (l’anglais du Dalaï-Lama est encore
rudimentaire après 50 ans d’éxil dans un milieu
anglophone), comment imaginer que Harrer ait même
tenté d’ « endoctriner » son élève, lui-même contraint de
toutes parts par un programme scolastique très rigoureux, une étiquette
pointilleuse, et un calendrier de cérémonies innombrables ? « La
vraie passion de Heinrich Harrer fut, en réalité, ni le nazisme ni même le Tibet
– « il ne manifesta jamais, ni dans ses livres ni dans ses propos,
aucune empathie pour la culture tibétaine » dit-elle- mais
l’alpinisme.
En décembre
1950, fuyant le Tibet annexé par la Chine, il regagna l'Europe et publia
« Sept ans d'aventures au
Tibet », dont est tiré le film fameux de Jean-Jacques Annaud,
sorti au printemps 1997. Dans les archives du IIIe Reich conservées à
Washington, on retrouve le dossier de Heinrich Harrer : le 1er avril 1938, aussitôt après l'Anschluss,
il avait été admis dans la SS et avait pris un mois plus tard sa carte du
NSDAP, le parti nazi.
Cette amitié
entre l'alpiniste autrichien et le Dalaï-Lama qui
s'est poursuivie des décennies durant rend-elle le chef spirituel tibétain
définitivement infréquentable ?
Victor et
Victoria Trimondi, auteurs d'un livre publié en
allemand sur intérêt des nazis (surtout dans SS-Ahnenerbe)
pour les religions asiatiques
(« Hitler Bouddha Krishna - l’alliance funeste du Troisième
Reich à aujourd'hui » sont pourtant, sur ce point, péremptoires :
« aucun document n'a jamais démontré que Heinrich Harrer
fut chargé d'une mission par Hitler ».
En 1997,
Heinrich Harrer avait indiqué être devenu nazi
pour poursuivre sa carrière d'alpiniste et n'a jamais été impliqué dans les
crimes du régime. Simon Wiesenthal avait
d'ailleurs confirmé cette explication.
De surcroit, la
première entrevue entre Harrer et le Dalaï-lama
n'eut lieu qu'en 1949. Toutefois, on ne peut nier la fascination des nazis
pour le Tibet mais c'est la quête
d’une race surhumaine, conservatrice des de connaissances t de pouvoirs
disparus ainsi que question de l'attirance de la montagne, de l'altitude,
de la verticalité – et donc de l'effort- des dignitaires du Troisième Reich
qu'il faut probablement analyser pour
expliquer et comprendre cette connexion.
Ce n'est pas
une coïncidence si le film préféré de Hitler fut « La lumière
bleue » (1932), le premier film de Leni Riefensthal – qui se vit confier par la suite les films
de propagande nazie- , dans lequel l'héroïne connaît le secret de la
mystérieuse lumière bleue qui s'allume sur la montagne , métaphore d'une
grâce non encore entamée, vierge de toute souillure, dans le même temps
quête de pureté et de parfaite insertion de l'homme dans l'ordre de
l'univers.
Dans cette
perspective, la montagne, c'est le Très-Haut, le froid, le bleu, le
minéral, le lunaire et Bernard-Henri Lévy a montré dans « La pureté
dangereuse » que le fantasme intégriste majeur, est ce rêve de
purification : « La volonté de pureté? Une volonté de guérir. »
C'est à dire
trouver le bon remède afin de réconcilier l'humanité avec elle même, en
éliminant les mauvais bacilles qui polluent l'air pur de l'Eden terrestre et l'empêchent
d'advenir, interdisant à l'humanité
enfin de coïncider avec elle même. Ce n'est pas non plus un hasard si
Hitler peaufinait ses stratégies de guerre sur l'Obersalzberg,
principal sanctuaire nazi niché au cœur des Alpes bavaroises, près de
Berchtesgaden.
Victoria Trimondi souligne que face à
cette montagne, endormi, non pas mort, sur ce haut
rocher, d'où un jour le destin le rappellera pour rétablir l'Allemagne dans
son ancienne grandeur, la légende veut que Frédéric Ier de Hohenstaufen,
dit Frédéric Barberousse, repose
avec ses chevaliers dans une cave dans les
montagnes du Untersberg, près de Salzburg.
Il est là, sur
une ligne de rupture du temps, soleil ascendant, promesse d'une imminente rédemption, il incarne ce
fantasme messianique d'un bouleversement radical de la vie sur terre : le
Messie à la montagne dormant.
C'est précisément la même vision messianique, radicale, dualiste,
nihiliste qui ressort de l'analyse de Victoria Timondi
du « tantra du Kalachakra », qui en
sanskrit signifie « roue du temps » et est aussi le nom du dieu
du temps tibétain le plus puissant. « Depuis plus de vingt cinq ans,
nous dit Victoria Trimondi, des centaines de
milliers de personnes ont reçu une consécration à travers le tantra du Kalachakra par le quatorzième Dalaï-Lama ».
Anne-Marie Blondeau, interrogée sur cet initiation spectaculaire,
ironise : « Oui, mais le Dalaï-Lama la
donne pour la « paix dans le monde ». « Un peu
contradictoire, non ? »
Tantra, cela
dit, qui prévoit et encourage une
guerre de religion sanglante entre bouddhistes et non bouddhistes pour la
domination du monde, les forces du Bien rassemblées dans le royaume
invisible de Shambala luttant contre les armées
du Mal. La paix établie, la Terre retrouvera la concorde, rémission avant
une nouvelle dégradation. Texte aussi, dit-elle, qui nomme explicitement
les leaders des trois religions comme étant les adversaires du bouddhisme,
et les décrit comme « la famille des serpents démoniaques. »
Mais toutes les
religions comprennent une composante messianiste, ce qui ne les rend pas
toutes suspectes d’admiration secrète pour le Führer et la lecture bouddhiste de l'écoulement
du temps et de l'avenir du monde s'inscrivent après tout dans un cadre
relatif, dans la mesure où il n'existe ni véritable fin ni Création ou vrai commencement, mais un
temps cyclique, fondé sur l'existence de grandes ères cosmiques. De plus,
« ce texte indien qui remonte au XIe siècle est seulement
et profondément symbolique »,
ajoute Anne-Marie Blondeau.
Plus
compromettante reste la non dénonciation de l'expédition de 1938, patronnée
par Himmler et la SS Ahnenerbe (Héritage des
ancêtres).L'A hnerbe fut cette branche d'études
« scientifiques » des SS, très versée dans l'occultisme, qui
partit à la quête folle d'un Graal
supposée prouver l'existence d'une race pure, reliant les Aryens aux
Teutons. On retrouve là le mysticisme nazi de Helena Blavatsky,
fondatrice de la théosophie (1875) dont la tradition prétend qu’elle aurait été initiée en Gobi par
l’élite sacerdotale cachée d’anciennes races.
C'est en 1938
qu'eut donc lieu l'expédition du SS Ernst Schäfer, aidé du monstrueux
médecin Bruno Beger, qui se livrait à des
« mensurations anthropologiques », à la recherche de cette
religion guerrière raciste indo-aryenne ensevelie, dont il reste un film
terrifiant : « Le secret du Tibet ».
On « comprend »
les objectifs religieux, occultes et militaro-politiques délirants des
nazis, mais « pourquoi Heinrich
Harrer et Bruno Beger
restèrent-ils des amis du Dalaï Lama »,
demande Elisabeth Martens, auteur d’une « Histoire du Bouddhisme
tibétain » (L’Harmattan)? « Ne pas oublier non plus les relations
amicales qu’il a entretenu avec Miguel Serrano,
fondateur du nazisme ésotérique », ajoute elle.
Il est vrai que
Heinrich Harrer fut décoré de « La lumière
de la Vérité » (Light
of Truth Award ) par la International Campaign
for Tibet (ICT). La décoration fut remise à Harrer
par le Dalai Lama en personne le 15 octobre 2002 à Graz. (2) Harrer,
mort le samedi 7 janvier 2006, aurait dû déposer en mai 2006 la première
pierre d'un Centre européen du Tibet à Hüttenberg,
en Carinthie. Le 17 octobre 2006 la
pierre de la Fondation a finalement été installé par le Dalaï-Lama,
en compagnie du très populiste homme d’extrême-droite Jörg Haider.
Mais le Dalaï-Lama qui passe plusieurs mois par an à
l'étranger, constamment sollicité, parcourant le monde entier pour faire
entendre la cause des Tibétains et de leur culture, n’est-il pas
nécessairement amené à rencontrer toute sorte de gens, sans qu’il faille,
chaque fois, sonner le tocsin, graisser les fusils, et se mettre autan en
état d’alerte permanente ? De plus, il n’est pas sûr que sa Sainteté
le Dalaï-Lama ait une connaissance fine de
l’histoire occidentale du XXe siècle : « A vrai dire, son intérêt
pour l’Histoire est modéré ; il est surtout préoccupé de la survie de
son peuple et encore plus de celle du bouddhisme tibétain », précise
Anne-Marie Blondeau.
N’empêche :
la question de ces « amitiés » se pose d'autant que
Sa Sainteté le Dalaï Lama est connu pour
être un ami des Juifs et d'Israël. Après enquête, une chose est sûre :
jamais, ni dans ses écrits ni dans ses propos, il n’a montré l’ombre d’une
sympathie pour le nazisme. A une
question qui lui fut posée dans le magazine Vogue (décembre 1992) à propos
de sa rencontre avec des rabbins américains venus le voir à Dharamsala, il insiste sur le fait que ce fut une
« merveilleuse expérience » : « J'ai trouvé leur expérience
de la mystique juive très élaborée, et assez profonde. Cette rencontre a
beaucoup transformé ma conception du judaïsme ».
Rodger Kamenetz,
qui dirige le département des Etudes juives de l'université de Louisiane,
raconte dans "Le Juif dans le lotus" (Calmann
Lévy) ce fascinant voyage aux frontières de deux religions, lors de ce
séminaire spirituel tenu sur le Toit du monde, durant une semaine, entre
Juifs et moines tibétains. Le Dalaï-Lama montra
un intérêt immense pour l'enseignement juif de la méditation et, en retour,
il guida ses hôtes dans le dédale des pratiques bouddhistes.
Le bouddhisme
est certainement une religion de paix et la relation du Dalaï
Lama au peuple juif est emplie de bienveillance. C'est sans doute la raison
pour laquelle les questions posées par ses relations avec des personnages
aussi troubles constituent un traumatisme pour ceux qui, solidaires du
peuple tibétain, manquent de repères dans ce puzzle émietté.
Reste, en
attendant, que si le Tibet, comme toutes les religions, ne doit pas être
idéalisé – sorte de Tibet mythique pour bricoleurs mystiques-, il n’y a
aucune raison non plus pour, avec parfois une certaine délicatesse morbide,
et toujours des arrière-pensées idéologique ou religieuses en faire le
suppôt d’une idéologie maléfique.
(1) Au Tibet
même il y eut des luttes sanglantes entre écoles bouddhistes rivales ;
mais le Bouddhisme n’a jamais pris les armes pour convertir un autre
peuple.
(2) Lorsque le
passé nazi de Heinrich Harrer
fut rendu public en 1997 le Dalaï-Lama
déclare : « (…) Les Allemands vers la fin des années 40 furent
assez punis et humiliés par les Alliés. Nous avons pensé qu’il fallait
désormais les laisser en paix ». (Playboy, version allemande, mars
1998)
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