À propos d’un conflit au sein
de la mouvance „Free Tibet“
par Albert Ettinger
À quoi doit-on s’attendre si l’image que
quelqu’un se fait de la réalité se heurte encore et encore aux faits
objectifs ? Eh bien, la réalité risque de s’avérer, du moins à la
longue, plus forte et plus résistante que l’illusion, fût-elle la mieux
entretenue et la plus caressée. Ainsi, chaque collision des deux entraînera
de profondes fissures, et finalement, il ne restera qu’un tas de débris de
cette illusion chérie. C’est ce qu’on peut observer, en ce moment même, au
sein de la mouvance dite de « solidarité avec le Tibet ».
Quand le chantre de la non-violence se joint à
un criminel de guerre
Il y a peu, le 14e
dalaï-lama vénéré de par le monde comme homme de paix et chantre de la
non-violence, a fêté son 80e anniversaire… au Texas, en compagnie et sur
invitation de George W. Bush.
Le
« gouvernement tibétain en exil », subjugué par l’honneur ainsi
rendu à son chef, s’est empressé de publier une photo illustrant
l’événement sur son site Internet. On y voit un dalaï-lama assis devant son
gâteau d’anniversaire, riant à gorge déployée. À côté de lui se tient, tout
aussi hilare, un ex-« président de guerre », père spirituel des
désastres afghans et iraquiens ainsi que d’Abou Ghraib,
de Guantánamo et du « patriot act ».
La photo et la
relation d’amitié ainsi documentée - amitié liant le gourou tibétain à un
homme politique que beaucoup considèrent, non sans raison, comme le plus grand
criminel de guerre de notre temps - ont provoqué des remous jusque dans la
conscience de certains « Amis du Tibet ». Certains adeptes qui
pourtant avaient déjà avalé sans broncher bon nombre d’autres couleuvres (1),
ont apparemment eu du mal à engouffrer celle-ci. En fait, l’ostensible
amitié (il faudrait peut-être dire : complicité) entre ces deux hommes
politiques leur est restée en travers de la gorge.
Ainsi, il se
pourrait bien que la liste de ceux qui, après avoir combattu un temps en
première ligne dans les rangs dalaïstes, se
ravisent et s’en détournent désabusés et même dégoûtés, devienne de plus en
plus longue. (2)
La révolte des partisans occidentaux
Car voilà
maintenant que même des supporters de longue date, fidèles parmi les
fidèles, commencent à se révolter. La raison de ce vent de contestation qui
vient de s’élever dans les rangs des partisans invétérés de l’exil tibétain
se trouve dans les pratiques du « gouvernement en exil » qu’ils
jugent contraires aux principes démocratiques.
Dans une lettre
ouverte (3) adressée le 13 octobre 2015 au « kashag »
et à la « commission électorale » de Dharamsala,
une trentaine de vétérans et leaders de la mouvance « free
Tibet », dont le professeur Elliot Sperling,
fustigent les « règles » édictées par la « commission
électorale » du « gouvernement en exil », règles qui
viseraient à « limiter le droit à la liberté d’expression et
d’organisation des groupes et des individus dans le cadre des prochaines
élections au sein de l’exil tibétain. » De surcroît, les signataires
reprochent à Dharamsala que le processus même de
décision et de promulgation de ces règles n’ait pas été démocratique,
puisqu’il n’y aurait eu lors de leur élaboration ni consultation publique
ni procédure ouverte. Enfin, les contestataires déplorent l’absence d‘un
contrôle juridique indépendant susceptible de garantir une mise en pratique
équitable de ces règles.
Selon ces
dissidents, les « limitations sont contraires aux droits de l’homme
reconnus sur le plan international ». Ils critiquent les passe-droits
accordés aux autorités actuellement en exercice ainsi que le « deux
poids deux mesures » qui aboutit à ce que « certaines
organisations bénéficient d’une liberté d’expression complète, tandis que
le reste en est privé. » Ils accusent concrètement le
« gouvernement en exil » d’avoir dressé une liste arbitraire
d’organisations non soumises à la réglementation » et d’avoir laissé
la porte ouverte à des « manipulations en coulisse à des fins
politiques ». Enfin, ils déplorent que des « interdictions
vagues » permettent « une interprétation arbitraire et une
application rétroactive » des règles adoptées.
La lettre finit
avec la menace à peine voilée d’arrêter de soutenir le « gouvernement
tibétain en exil » : Celui-ci ne devrait pas considérer le soutien
qu’on lui accorde comme acquis une fois pour toutes…
Une démocratie de façade
Les auteurs de la
lettre rebelle se sont apparemment pris à leur propre piège, en prenant au
mot (et au sérieux) la propagande de Dharamsala
qu’ils ont si longtemps diffusée et propagée en Occident. En fait, le
« gouvernement tibétain en exil » n’a jamais été très
démocratique ; il représente tout au plus une parodie de
« démocratie » à l’Occidentale. Il y a plusieurs raisons à
cela :
Le
« gouvernement en exil » prétend représenter tous les Tibétains.
Or, 97% de ces Tibétains vivent en Chine. Des élections parmi l’infime
minorité que constituent les 3% vivant à l’étranger, à supposer même
qu’elles soient libres et équitables (ce qu’elles ne sont manifestement
pas), ne sauraient donc donner une quelconque légitimité démocratique à ce
« gouvernement tibétain ». D’ailleurs, Lobsang Sangay, le
« premier ministre » actuel de ce « gouvernement » qui
se dit « tibétain » n’a jamais mis le pied au Tibet ou dans une
autre des régions de Chine à population tibétaine. Ce qui le qualifie pour
son poste, c’est d’avoir vécu et étudié aux États-Unis à l’aide d’une
bourse du gouvernement américain…
Le
« gouvernement en exil » a existé pendant des décennies sans
qu’il n’y ait jamais eu d’élections, même truquées. Ses « ministres »
et autres représentants ont été tout simplement nommés par le «bouddha
vivant ». De surcroit, le « kashag »
fonctionnait la plupart du temps comme une entreprise familiale : Des
membres de la famille du dalaï-lama comme sa sœur cadette Jetsun Pema, son beau-frère Phuntsok Tashi et ses belles
sœurs Rinchen Khando und Namgyal Lhamo Taklha y ont occupé des
postes importants. Son frère Gyalo Thondup, l’homme de la CIA, a longtemps été un des
personnages politiques les plus importants de l’exil, sans qu’il ait eu de
poste officiel, ce qui fait entrevoir les vrais rapports de force.
Le
« gouvernement en exil » est au fond - et a toujours été - une
institution théocratique. La Wikipedia
allemande indique comme son nom officiel : « Central Tibetan Administration [of His
Holiness the Dalai
Lama] ». Il s’est donc toujours considéré lui-même comme l’organe
exécutif d’un théocrate. Rien d’étonnant donc que le haut clergé ait joué
un rôle prépondérant en son sein. Ainsi Lobsang Tendzin,
son « premier ministre » de 2001 à 2011 (le premier à avoir été
« élu ») est un haut lama que les fidèles considèrent comme la
cinquième „réincarnation“ d’un certain Samdong Rinpoche. Ainsi, au « parlement » de l’exil,
des sièges sont réservés « aux quatre écoles principales du bouddhisme
tibétain et à la religion traditionnelle bön. »
Le dalaï-lama reste le chef et le guide suprême, même après avoir
démissionné officiellement de toutes ses fonctions politiques, parce que le
bouddhisme tibétain traditionnel ne connaît ou n’accepte pas le concept
moderne de séparation du religieux et du politique. Les opérations de
relations publiques destinées aux Occidentaux n’y changent rien. C’est ce
que confirme, du moins indirectement, l’exilée tibétaine Pema Thinley, éditrice de la Tibetan Review , quand elle écrit : « Je déteste le dire,
mais il nous manque depuis toujours, et jusqu’à maintenant, la condition la
plus importante d’une démocratisation : la volonté des gens d’assumer
leurs propres responsabilités et leur propre destin. » (4)
Le 14e dalaï-lama,
dont les militants « Free Tibet » se réclament et à qui ils font
appel pour critiquer son « gouvernement en exil » (quelle
ironie !), est lui-même tout, sauf un démocrate, même si sa propagande
affirme le contraire. Dans son autobiographie, il explique sa conception de
l’État et de la politique comme ceci : „D’une certaine manière, les
dieux font fonction de ma ( !) Chambre haute, tandis que le kashag est ma ( !) Chambre basse. Comme tout autre
homme d’État, je consulte les deux avant que je ( !) ne prenne une
décision politique. » (5) Le rôle qu’il assigne à son parlement
factice n’est d’ailleurs pas du tout conforme aux conceptions occidentales
de séparation des pouvoirs, puisqu’il voit en lui « un organe du gouvernement »
(6), opérant ainsi une inversion tout à fait révélatrice.
Comme on le sait,
la pratique de la démocratie implique aussi qu’il puisse y avoir des vues
et convictions différentes et que celles-ci soient tolérées. Ce n’est
pourtant pas l’avis du dalaï-lama qui, du moins en pratique, manque parfois
cruellement de tolérance, surtout religieuse. Jouer la
« Sainteté » imbue de compassion qui, en plus, pratique un
dialogue religieux « tous azimuts », et agir au contraire à la
manière d’un inquisiteur fanatique qui appelle à la chasse aux
« hérétiques » au sein de sa propre secte, voilà deux
comportements qui ne vont pas bien ensemble. Je fais allusion au conflit
qui fait rage depuis de longues années entre le dalaï-lama et les
bouddhistes gelougpa qui refusent d’abandonner le
culte de la déité Dorje Shugden.
La volonté du pontife tibétain, pour des motifs purement politiques, de
forcer les fidèles à abandonner ce culte traditionnel n’a pas seulement
donné lieu à des anathèmes de part et d’autre, mais a mené à des
persécutions et autres actes de violence, y compris des meurtres sauvages
au sein de l’exil tibétain.
On peut espérer
qu’au moins une partie des signataires frondeurs finiront par montrer la
même perspicacité et atteindre le même niveau de compréhension qu’un
Patrick French ou qu’un Thomas Hoppe. L’ancien
directeur britannique de la « campagne pour le Tibet »
écrit : « Une étude plus minutieuse du bouddhisme m’a fait voir
de plus en plus clairement quelques-unes de ses tares, et je me rendais
compte des schismes, de la bigoterie, des escroqueries, des tartuffes et
des prédateurs qu’il y a dans tout système clérical. » (7) Et Hoppe, un sinologue allemand militant pour la cause de
l’exil tibétain, a expliqué en clair, se référant aux (folles !)
revendications territoriales du dalaï-lama : Même une Chine
« démocratique et progressiste », au sens occidental, ne pourrait
jamais « accepter des négociations sur la création d’un tel
Grand-Tibet ». Les revendications du « gouvernement en
exil » ne pourraient donc être imposées - à une Chine défaillante et
en pleine déchéance - que « par la force des armes » et avec
« l’appui et sous l’égide d’une puissance extérieure qui ne pourrait
être que les USA. »8)
Qui, à part des irresponsables (pour ne pas
dire « cinglés » ou « fous furieux idéologiques »)
pourrait trouver goût à un tel scénario ?
1. Ces couleuvres ont été des
amis du dalaï-lama comme le SS Heinrich Harrer,
le criminel de guerre Bruno Beger, le criminel de
guerre présumé Kurt Waldheim, l’Autrichien Jörg Haider sympathisant des
« anciens camarades », le dictateur Pinochet, le « nazi
ésotérique » Miguel Serrano, le gourou
terroriste japonais Shoko Asahara etc.
2. Parmi ceux-ci, p. ex.
Herbert Röttgen, qui a organisé dans les années
1980 des congrès avec le dalaï-lama, mais a publié, ensemble avec sa femme
et sous le pseudonyme Victor Trimondi, à la fin
des années 1990 une critique acérée du lamaisme ; p. ex. le
Britannique Patrick French, ancien „director of
Tibet Campaign“, qui dans un de ses livres a
détruit une bonne partie des mythes du mouvement « Free Tibet ».
3.
http://www.jamyangnorbu.com/blog/2015/10/13/an-open-letter-to-the-sikyong-kashag-and-election-commissioner-of-the-central-tibetan-administration-in-dharamsala-india/
4. Selon
French, Tibet, Tibet, Vintage Books, 2004, p. 277
5. En allemand :
Dalai Lama, Das Buch der Freiheit, Bergisch Gladbach, 1990, p. 312
6. ibid., p. 245
7. French, Tibet, Tibet,
p. 26
8. En allemand :
Hoppe, Tibet heute, Hambourg, 1997 (Institut für
Asienkunde), p. 27-28
Par Albert Ettinger
Source: http://www.tibetdoc.eu/spip/index.php/IMG/IMG/spip.php?article315
La « german
connection » lamaïste – rien qu’un
« cliché tibétain » ? – Albert Ettinger ?
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