Chapitre 10 de la première partie du livre
L’ombre du Dalaï-lama
sexualité, magie et politique dans le
bouddhisme tibétain
Éxposé du livre
(Édition anglais: The Shadow of the Dalai
Lama )
Le chapitre a été
traduit par Franz Destrebecq
Pour les références: References
10. LE
MYTHE AGRESSIF DE SHAMBHALA
Le rôle de l’ADI
BOUDDHA ou plutôt du Chakravartin n’est pas
seulement discuté en termes généraux dans le Kalachakra Tantra, plutôt, dans le « mythe
de Shambhala » le Tantra du Temps présente
des objectifs politiques concrets. Dans ce mythe sont faites des
affirmations concernant l’autorité du monarque mondial, l’établissement et
l’administration de son Etat, l’organisation de son armée, et un plan
stratégique pour la conquête de la planète. Mais considérons d’abord
comment exactement le mythe de Shambhala
peut être compris.
D’après la légende,
le Bouddha historique, Shakyamuni, enseigna au
roi de Shambhala, Suchandra,
le Kalachakra Mulatantra,
et l’initia à la doctrine secrète. Le texte original contenait 12.000 vers.
Il fut plus tard perdu, mais une version abrégée survécut. Si nous
utilisons comme base le calendrier quelque peu arbitraire du Tantra du
Temps, la rencontre entre Shakyamuni et Suchandra eut lieu en l’année 878 av. JC. Le lieu de
l’instruction fut Dhanyakataka
près du Pic du Vautour près de Rajagriha (Rajgir) en Inde du Sud. Après que Suchandra
lui ait demandé de l’instruire, le Bouddha lui-même prit la forme de Kalachakra et enseigna depuis un Trône de Lion
entouré de nombreux boddhisattvas et dieux.
Suchandra régnait en tant que roi de Shambhala, un royaume légendaire quelque part au
nord de l’Inde. Il ne voyageait pas seul pour être initié à Dhanyakataka,
mais était accompagné par une suite de 96 généraux, vices-rois
de provinces et gouverneurs. Après l’initiation il ramena l’enseignement du
tantra avec lui dans son empire (Shambhala) et en
fit la religion d’Etat ; d’après d’autres récits, cependant, cela
n’arriva qu’après sept générations.
Suchandra retranscrit le Kalachakra Mulatantra
de mémoire et lui ajouta un grand nombre de commentaires détaillés. L’un de
ses successeurs (Manjushrikirti) écrivit une
version abrégée, connue sous le nom de Kalachakra Laghutantra, un résumé du sermon originel. Ce texte
de 1.000 vers a survécu en totalité et sert encore aujourd’hui de texte
central. Le successeur de Manjushrikirti,
le roi Pundarika, composa un commentaire détaillé
sur le Laghutantra,
sous le nom de Vimalaprapha
(« lumière immaculée »). Ces deux textes (le Kalachakra Laghutantra
and the Vimalaprapha)
furent ramenés en Inde au dixième siècle par le Maha Siddha Tilopa, et de là ils atteignirent le Tibet, le
« Pays des Neiges », une centaine d’années plus tard. Mais seuls
des fragments du texte originel, le Kalachakra Mulatantra, ont survécu. Le fragment le plus
important est appelé Sekkodesha et a été
commenté par le Maha Siddha Naropa.
Géographie du royaume de
Shambhala
Le royaume de Shambhala, dans lequel l’enseignement du Kalachakra est pratiqué en tant que religion
d’Etat, est entouré d’un grand secret, tout comme son premier souverain, Suchandra.
Car celui-ci est aussi considéré comme une incarnation du Boddhisattva Vajrapani, le
« Seigneur de la Connaissance Occulte ». Pendant des siècles les
lamas tibétains ont délibérément mythifié le pays merveilleux, c’est-à-dire
qu’ils ont laissé la question de son existence ou de sa non-existence si
ouverte que l’on peut dire paradoxalement qu’il existe et qu’il
n’existe pas. Comme c’est un empire spirituel, ses frontières ne peuvent
être franchies que par ceux qui ont été initiés aux enseignements secrets
du Kalachakra Tantra. Shambhala
étant invisible aux yeux des mortels ordinaires, pendant des siècles les
plus folles spéculations ont circulé sur sa localisation géographique. En
termes « concrets », tout ce qu’on sait est qu’il doit se trouver
au nord de l’Inde, « au-delà de la rivière Sitha ».
Mais personne n’a encore trouvé le nom de cette rivière sur une carte.
Ainsi, au cours des siècles, les nombreux chercheurs de Shambhala ont nommé toutes les régions concevables,
du Cachemire au Pôle Nord et tout ce qui se trouve entre les deux.

Un mandala de Shambhala
L’opinion la plus
répandue dans les études tend à rechercher la région originelle dans ce qui
est aujourd’hui le désert du bassin du Tarim (Tarim Pendi). De nombreux lamas
affirment que le royaume existe encore à cet endroit, mais qu’il est caché
aux yeux des curieux par un rideau magique et qu’il est bien gardé. De
fait, les éléments syncrétistes qu’on peut trouver dans le Kalachakra Tantra parlent en faveur de l’idée
que le texte est un produit de l’ancienne Route de la Soie traversée par de
nombreuses cultures, qui passe à travers le bassin du Tarim. L’énorme
chaîne de montagnes qui entoure le plateau selon un quasi-cercle concorde
aussi avec la géographie de Shambhala.
De manière typique,
la carte mythique de Shambhala, dont il existe de
nombreuses reproductions, ressemble à un mandala.
Il a la forme d’une roue avec huit rayons, ou plutôt il correspond à un
lotus avec huit pétales. Chacun des pétales forme une région
administrative. Un gouverneur y règne comme fonctionnaire le plus élevé. Il
est le vice-roi de pas moins de 120 millions de villages qu’on peut trouver
sur chaque « pétale de lotus ». Shambhala
possède ainsi un total de 960 millions d’établissements. Tout le pays est
entouré par un anneau de montagnes enneigées à peine franchissables.
Au centre de
l’anneau de montagnes se trouve la capitale du pays, nommée Kalapa. La nuit, la ville de lumière est illuminée
comme en plein jour, de sorte que la lune ne peut plus être vue. Là, le roi
de Shambhala vit dans un palais fait de
tous les joyaux et diamants concevables. L’architecture est basée sur les
lois des cieux. Il y a un temple du soleil et un temple de la lune, une
réplique du zodiaque et des orbites astrales. Un peu au sud du palais, le
visiteur trouve un parc merveilleux. C’est là que Suchandra
ordonna de construire le temple de Kalachakra et de Vishvamata. Il est fait de cinq matériaux
précieux : or, argent, turquoise, corail, et perle. Son plan de sol
correspond au mandala de sable du Kalachakra.
Les rois et
l’administration de Shambhala
Tous les rois de Shambhala appartiennent à une dynastie héritée.
Depuis que le Bouddha historique a initié le premier régent, Suchandra, au Tantra du Temps, il y a eu deux maisons
royales qui ont déterminé le destin du pays. Les sept premiers rois s’appelaient
Dharmaraja
(rois de la loi). Ils descendaient originellement de la même lignée qui
produisit le Bouddha Shakyamuni, les Shakyas. Les 25 rois suivants de la seconde dynastie
sont les « Kulikas » ou « Kalkis ». Chacun de ces souverains règne pendant
exactement 100 ans. Les futurs régents sont aussi déjà connus par leur nom.
Les textes ne sont pas toujours unanimes sur l’identité de celui qui règne
actuellement sur le royaume. Le plus souvent c’est le roi Aniruddha qui est nommé, qui est supposé avoir pris les
rênes du pouvoir en 1927 et qui devrait les rendre en 2027. Un grand
spectacle attend le monde quand le 25ème roi de la dynastie Kalki prendra ses fonctions. Il s’agit du Rudra Chakrin,
le Seigneur de la Roue courroucé. C’est en 2327 qu’il montera sur le trône.
Nous traiterons de lui en détail.
Comme les Maha Siddhas indiens, les Kalkis ont une longue chevelure qu’ils nouent en
chignon. De même, ils se parent avec des boucles d’oreille et des anneaux
de bras. « Le Kalki a d’excellents ministres
et généraux, et un grand nombre de reines. Il a un garde du corps, des
éléphants et des meneurs d’éléphant, des chevaux, des chars et des
palanquins. Sa richesse et la richesse de ses sujets, le pouvoir de ses
charmes magiques, les nagas, les démons et les lutins qui le
servent, la richesse offerte à lui par les centaures et la qualité de sa
nourriture sont telles que même le seigneur des dieux ne peut rivaliser
avec lui… Le Kalki n’a pas plus d’un ou deux
héritiers, mais il a de nombreuses filles qui sont données comme dames de vajra durant les initiations tenues à la pleine
lune de Caitra chaque année »
(Newman, 1985, p. 57). Il semble donc qu’elles servent de mudras dans les rituels du Kalachakra.
Le souverain de Shambhala est un monarque absolu et a à sa
disposition toute la puissance terrestre et spirituelle du pays. Il se
trouve au sommet d’une « pyramide hiérarchique » et les
fondations de sa bouddhocratie sont composées
d’une armée de millions de vice-rois, gouverneurs et fonctionnaires qui
mettent en œuvre les décrets du régent.
En tant que
souverain spirituel, il est le représentant de l’ADI BOUDDHA, en tant que
potentat « terrestre » il est un Chakravartin. Il est assis
sur un trône en or, soutenu par huit lions sculptés. Dans ses mains il tient
un joyau qui exauce tous ses vœux et un miroir magique dans lequel il peut
tout observer et tout contrôler dans son royaume et sur terre. Rien
n’échappe à son œil vigilant. Il a la capacité et le droit de regarder dans
les recoins les plus profonds des âmes de ses sujets, en fait de tout le
monde.
Les rôles des sexes
dans le royaume de Shambhala sont typiques. Ce
sont exclusivement des hommes qui exercent le pouvoir politique dans l’Etat
androcentrique. Nous n’entendons parler des
femmes que pour leur rôle de reine mère, porteuse de l’héritier du trône,
et en tant qu’« épouses de sagesse ». Dans l’« économie
tantrique » du budget de l’Etat, elles constituent un réservoir de
ressources vitales, puisqu’elles fournissent la « gynergie »
qui est transformée en pouvoir politique par les rites magiques sexuels
officiels. A lui seul le souverain possède un million (!) de jeunes filles,
« jeunes comme la lune de huit jours », qui sont disponibles pour
être ses partenaires.
L’élite supérieure
du pays est formée par le clergé tantrique. Les moines sont vêtus de blanc,
parlent sanscrit, et sont tous initiés aux mystères du Kalachakra Tantra. La majorité d’entre eux
sont considérés comme illuminés. Ensuite viennent les guerriers. Le roi est
en même temps le commandant suprême d’une armée disciplinée et extrêmement
puissante avec des généraux à sa tête, un puissant corps d’officiers et
d’obéissants « rangs inférieurs ». Les armes de destruction les
plus efficaces et les plus « modernes » sont stockées dans les
vastes arsenaux de Shambhala. Cependant –
comme nous le verrons plus loin – l’armée ne sera complètement mobilisée que dans trois
cent ans (en 2327).
Le pouvoir
totalitaire du roi de Shambhala ne s’étend pas
seulement sur les habitants de son pays, mais aussi sur tous les gens de
notre planète, la « terre ». Le passionné français du Kalachakra, Jean Rivière, décrit les compétences
étendues des despotes bouddhistes comme suit : « En tant que
maître de l’univers, empereur du monde, régent spirituel des puissants flux
d’énergie subtile qui régulent l’ordre cosmique ainsi que les vies des
gens, le Kulika [roi] de Shambhala
dirige le développement spirituel des masses humaines qui sont nées dans le
[monde] matériel lourd et aveugle » (Rivière, 1985, p. 36). [1]
Le « char solaire » des Rishis
Bien que tous ses
souverains soient connus par leur nom, le royaume de Shambhala
n’a pas d’histoire au sens réel. C’est pourquoi presque rien de digne
d’être enregistré dans une chronique n’est arrivé durant ses nombreux
siècles d’existence. Considérez par contre la chaîne d’événements chargée
d’histoire dans la vie du Bouddha Shakyamuni et
les nombreuses légendes qu’il a laissées derrière lui ! Mais il y a un
événement qui montre que ce pays n’était pas entièrement exempt de conflit
historique. Celui-ci concerne la protestation d’un groupe de pas moins de
35 millions (!) de Rishis (voyants) conduits par le sage Suryaratha (« char du soleil »).
Alors que le
premier roi Kulika, Manjushrikirti,
prêchait le Kalachakra Tantra à ses sujets, Suryaratha se distança de cet enseignement, et ses
adeptes les Rishis se joignirent à lui. Ils préférèrent choisir le
bannissement de Shambhala plutôt que de suivre la
« voie du diamant » (Vajrayana). Cependant, alors qu’ils étaient partis dans
la direction de l’Inde et avaient déjà traversé la frontière du royaume, Manjushrikirti plongea dans une profonde méditation,
stupéfia les émigrants par magie et ordonna aux oiseaux démons de les
ramener.
Cet événement
concerne probablement une confrontation entre deux écoles religieuses. Les
Rishis adoraient seulement le soleil. Pour cette raison ils appelaient
aussi leur gourou le « char du soleil » (suryaratha). Mais le roi Kulika, en tant que maître du Kalachakra
et androgyne cosmique, avait uni les deux sphères célestes en lui-même. Il
était le maître du soleil et de la lune. Son exigence pour que les
Rishis adoptent les enseignements du Kalachakra Tantra fut aussi promulguée
une nuit de pleine lune. Manjushrikirti termina son
sermon par les paroles : « Si vous souhaitez suivre ce chemin, restez
ici, mais si vous ne le voulez pas, alors partez et allez ailleurs ;
autrement les doctrines des barbares se répandront même à Shambhala » (Bernbaum, 1980, p. 234).
Les Rishis se décidèrent pour la dernière solution. « Comme nous
voulons tous rester fidèles au char du soleil, nous ne souhaitons pas non
plus abandonner notre religion et en adopter une autre »,
répondirent-ils (Grünwedel,
1915, p. 77). Cela entraîna l’exode déjà exposé. Mais en les faisant
revenir, Manjushrikirti avait prouvé sa
supériorité magique et démontré que la « voie du soleil et de la
lune » est plus forte que la « pure voie du soleil ». Les
Rishis lui apportèrent donc de nombreux tributs en or et se soumirent à son
pouvoir et à la primauté du Kalachakra Tantra.
La quinzième nuit de la lune, l’illumination leur fut accordée.
Derrière cet unique
incident historique à Shambhala se cache
un motif à peine remarqué de politique de pouvoir. Les voyants (les Rishis),
comme leur nom l’indique, étaient clairement des brahmanes ; ils
étaient membres de la caste d’élite des prêtres. Par contre, le roi-prêtre Manjushrikirti intégrait dans ses fonctions les
énergies de l’élite à la fois sacerdotale et militaire. Il unissait en lui
le pouvoir terrestre et le pouvoir spirituel, qui – comme
nous l’avons déjà vu plus haut – sont attribués séparément au soleil (grand
prêtre) et à la lune (roi guerrier) dans le domaine culturel indien.
L’union des deux sphères célestes dans sa personne en fait un souverain
absolu.
A cause des plans
militaires du royaume de Shambhala pour le futur,
que nous décrirons un peu plus loin, le roi et ses successeurs ont
fortement intérêt à renforcer l’armée existante. Car Shambhala
aura besoin d’une armée de millions d’hommes pour les batailles qui
l’attendent, et les siècles ne comptent pas dans ce royaume mythique.
C’était donc l’intérêt de Manjushrikirti d’abolir
toutes les distinctions de caste dans une bouddhocratie
sur-dominante militairement orientée. Le Bouddha
historique est déjà supposé avoir prophétisé que le futur roi de Shambhala, « possédant la famille Vajra, deviendra Kalki
en réunissant les quatre castes dans un seul clan, dans la famille Vajra, pas dans une famille de brahmanes »
(Newman, 1985, p. 64). La « famille Vajra »
mentionnée est clairement opposée à la caste sacerdotale dans ces paroles
de Shakyamuni. Dans les diverses familles de
Bouddhas aussi, elle représente celle qui est responsable des questions
militaires. Même aujourd’hui en Occident, des lamas tibétains de haut rang
se vantent qu’ils renaîtront en généraux (!) dans l’armée de Shambhala, c’est-à-dire qu’ils pensent
transformer leur fonction spirituelle en
fonction militaire.
L’intention guerrière
derrière ce durcissement en-dehors des distinctions de caste devient plus
évidente dans la justification donnée par Shakyamuni,
selon laquelle le pays tomberait inévitablement dans les mains des
« barbares » s’il ne suivait pas le bouddhisme Vajrayana. Ces barbares – comme nous le
montrerons plus loin – étaient les adeptes de l’islam, contre lesquels une
énorme armée de Shambhala était en cours
de constitution.
Le voyage à Shambhala
Les récits de
voyages écrits par les chercheurs de Shambhala
sont généralement conçus de telle sorte que nous ne sachions pas s’ils
concernent des expériences réelles, des rêves, des inventions, des
fantasmagories ou un progrès initiatique. Il n’y a aussi aucun effort pour
conserver ces distinctions. Un voyage à Shambhala
réunit simplement tout cela à la fois. Ainsi les difficiles et hasardeuses
aventures que les gens ont entreprises à la recherche du pays légendaire
correspondent aux « diverses pratiques mystiques sur le chemin qui
mène à la réalisation de la méditation tantrique dans le royaume lui-même.
… Les montagnes enneigées entourant Shambhala
représentent les vertus terrestres, alors que le roi au centre symbolise le
pur esprit à la fin du voyage » (Bernbaum,
1980, p. 229).
Dans de telles
interprétations, les voyages ont donc lieu en esprit. Mais encore une fois,
ce n’est pas l’impression qu’on a lorsqu’on feuillette le Shambha la’i lam yig, le fameux récit
de voyage du Troisième Panchen-lama (1738–1780). Il s’agit d’un recueil
fantastique qui est manifestement rempli de données factuelles réelles, de
particularités historiques et géographiques de l’Asie centrale, et qui
décrit le chemin vers Shambhala.
D’après ce
classique « guide de voyage », les paysages qu’un visiteur doit
traverser avant d’entrer dans le pays merveilleux, et les dangereuses
aventures qui doivent être vécues, font du voyage à Shambhala
(qu’il soit réel ou imaginaire) un chemin d’initiation tantrique. Cela
devient particulièrement clair dans la confrontation centrale avec
l’élément féminin qui tout comme le Vajrayana
contrôle toute la route du voyage. Le très pittoresque livre décrit à
longueur de pages les rencontres avec toutes les figures femelles que nous
connaissons déjà d’après le milieu tantrique. Avec une minutie littéraire,
l’auteur dépeint les scènes les plus douces et les plus terribles :
déesses à tête de porc ; sorcières montées sur des ours ; dakinis brandissant des crânes remplis de sang,
d’entrailles, d’yeux et de cœurs humains ; jeunes filles aussi belles
que des fleurs de lotus avec des seins qui donnent du nectar ;
harpies ; cinq cent démones aux lèvres cuivrées ; déesses-serpent
qui comme les nixes tentent d’attirer le passant au fond de l’eau ; Ekajati à un seul œil ;
empoisonneuses ; sirènes ; vierges nues au corps en or ;
femmes cannibales ; géantes ; douces filles Asura avec une
tête de cheval ; démones du doute ; diablesses frénétiques ;
guérisseuses donnant des herbes rafraîchissantes – toutes attendent la
courageuse âme qui se met en route à la recherche du pays merveilleux.
Chaque rencontre
avec ces créatures femelles doit être maîtrisée. Pour chaque groupe, le
Panchen-lama a préparé un rituel dissuasif, apaisant ou réceptif. Certaines
des femmes doivent être soigneusement évitées par le voyageur, d’autres
doivent être honorées et reconnues, avec d’autres encore il faut s’unir par
l’amour tantrique. Mais ici, malheur à celui qui perd le contrôle de ses
émotions et de sa semence ! Alors il deviendra la victime de toutes
ces « bêtes », que leur apparence soit belle ou épouvantable.
Seul un parfait expert du tantra peut poursuivre sa route à travers la
jungle des corps féminins.
Ainsi les sphères
alternent entre l’externe et l’interne, réalité et imagination, roi du
monde dans les cœurs des gens et roi du monde réel dans le désert de Gobi, Shambhala comme vie quotidienne et Shambhala comme rêve de conte de fées, et tout
devient possible. Quand lors de ses voyages à travers l’Asie Centrale, le
peintre russe Nicolas Roerich montra des
photographies de New York à quelques nomades, ils s’écrièrent :
« C’est le pays de Shambhala ! » (Roerich, 1988, p. 274).
Le « Seigneur de la
Roue furieux » : l’idéologie martiale de Shambhala
En 2327 (apr. JC) –
nous disent les prophéties du Kalachakra Tantra
– le 25ème Kalki montera sur le trône
de Shambhala. Il est connu sous le nom de Rudra Chakrin,
le « Seigneur de la Roue courroucé » ou la « Fureur avec la
roue ». La mission de ce souverain est de détruire les « ennemis
de l’enseignement bouddhiste » dans une immense bataille
eschatologique et de fonder un âge d’or. Cet espoir militant pour le futur
occupe encore aujourd’hui les esprits de nombreux Tibétains et Mongols et
commence à se répandre dans le monde entier. Plus loin nous examinerons
plus en détail la fascination que l’archétype du « guerrier de Shambhala » exerce sur les bouddhistes
occidentaux.

Rudra Chakrin
– le messie militant de Shambhala
L’Etat de Shambhala établit une distinction claire et
nette entre ami et ennemi. L’idée originelle du pacifisme bouddhiste lui
est complètement étrangère. C’est pourquoi le Rudra Chakrin porte un objet
symbolique martial comme insigne de sa domination, la « roue de
fer » (!). Nous rappellerons que dans la vision-du-monde bouddhiste,
notre univers tout entier (Chakravala) est entouré par un cercle de montagnes de
fer. Nous avons interprété cette image comme un reste de « l’âge de
fer » final des prophéties de l’antiquité.
Monté sur son
cheval blanc, une lance à la main, le Rudra
Chakrin conduira sa puissante armée au 24ème
siècle. « Le Seigneur des dieux », dit-on de lui dans le Kalachakra Tantra, « avec les douze seigneurs, ira détruire les barbares » (Newman,
1987, p. 645). Son armée sera formée de « guerriers exceptionnellement
sauvages » équipés d’« armes tranchantes ». Cent mille
éléphants de guerre et des millions de chevaux des montagnes, plus rapides
que le vent, serviront de montures à ses soldats. Les dieux indiens rejoindront
ensuite les douze divisions du « Seigneur de la Roue courroucé »
et appuieront leur « ami » de Shambhala.
Cet appui pour le roi guerrier de Shambhala
est probablement dû à son prédécesseur, Manjushrikirti,
qui réussit à intégrer les 120 millions de Rishis hindous dans le système
religieux tantrique (Banerjee, 1985, p. xiii).
Si comme le dit la
légende, l’auteur du Kalachakra Tantra était le Bouddha historique,
Shakyamuni en personne, alors il avait dû oublier
toute sa vision et son message de paix et avait une fascination vraiment
grande pour la chose militaire. Car l’armement joue un rôle majeur dans le
Tantra du Temps. Ici aussi, par « arme » est entendu tout moyen
d’accomplir la mise à mort physique d’être humains. Il est aussi dit du
successeur martial de Bouddha, le Rudra
Chakrin à venir, que « la sella
(une arme mortelle) à la main … il proclamera le Kalachakra
sur terre pour la libération des êtres » (Banerjee,
1959, p. 213).
Machines de guerre
meurtrières
La description graphique
des machines de guerre auxquelles la déité du Kalachakra
consacre un grand nombre de pages dès le premier chapitre du tantra est
vraiment impressionnante et stupéfiante (Newman, 1987, pp. 553-570, vers
135-145 ; Grönbold, 1996). Un total de sept sortes
d’armes exceptionnellement destructrices est présenté. Toutes prennent la
forme d’une roue. Le texte les nomme des yantras. Il y a une
« machine à vent » qui est surtout mise en œuvre contre les forts
de montagne. Elle flotte au-dessus de l’armée ennemie et laisse tomber de
l’huile bouillante sur elle. La même chose arrive aux maisons et aux palais
de l’adversaire. La seconde sorte d’arme est décrite comme une « épée
dans la machine du sol ». Celle-ci sert de protection personnelle pour
le « Seigneur de la Roue courroucé ». Quiconque entre dans son
palais sans permission et marche sur la machine cachée sous le plancher est
inévitablement mis en pièces. La troisième sorte d’arme est la
« machine à harpon », une sorte d’ancienne mitrailleuse. Sur
simple pression du doigt, « de nombreuses flèches précises et pointes
de harpons tranchantes percent et passent à travers le corps d’un éléphant
cuirassé » (Newman, 1987, p. 506).
Nous faisons la
connaissance de trois autres « armes rotatives » extrêmement efficaces
qui tranchent tout, en particulier les têtes des soldats ennemis. L’une
d’entre elles est comparée aux roues du char du soleil. Il s’agit
probablement d’une variante du disque solaire que le dieu indien Vishnou
met en œuvre avec succès contre les hordes de démons. De telles roues de
mort ont joué un rôle important dans l’histoire militaire magique du Tibet
jusqu’à notre siècle. Nous reviendrons sur ce thème ultérieurement. De nos
jours, les adeptes du mythe de Shambhala
voient dans ces roues des « avions » ou des « OVNIS »
armés de bombes atomiques et pilotés par les renforts extraterrestres du
roi du monde.
A la lumière des
nombreux instruments meurtriers qui sont énumérés dans le Kalachakra Tantra, un problème moral a
manifestement surgi pour certains bouddhistes « orthodoxes », ce
qui les conduisit à interpréter les armes rotatives d’une manière purement
symbolique. Elles représenteraient des moyens radicaux pour détruire son
propre ego humain. Le grand spécialiste et commentateur du Kalachakra, Khas Grubje,
s’oppose expressément à cette pieuse tentative. D’après lui, les machines
« doivent être prises littéralement » (Newman, 1987, p. 561).
La « bataille
finale »
Revenons au Rudra Chakrin,
le rédempteur apocalyptique tantrique. Il apparaît à une époque où la
doctrine bouddhiste est largement éradiquée. D’après les prophéties, c’est
l’époque des « non-dharmas », auxquels il s’oppose. Avant que
puisse avoir lieu la bataille finale contre les ennemis du bouddhisme,
l’état du monde s’est dramatiquement aggravé. La planète est inondée de
désastres naturels, de famines, d’épidémies et de guerres. Les gens
deviennent toujours plus matérialistes et égoïstes. La vraie piété
disparaît. La morale devient dépravée. Le pouvoir et la richesse sont les
seules idoles. Un parallèle avec la doctrine hindoue du Kali yuga est évident ici.
En ces temps
mauvais, un « roi barbare » despotique force toutes les nations
autres que Shambhala à se soumettre à son
pouvoir, de sorte qu’à la fin seules deux grandes forces restent en
présence : d’une part le « roi des barbares » dépravé
soutenu par le « seigneur de tous les démons », et d’autre part Rudra Chakrin,
le messie bouddhiste courroucé. Pour finir, le souverain barbare
subjugue le monde entier sauf le royaume mythique de Shambhala. L’existence de celui-ci est un incroyable
aiguillon pour le roi barbare et ses sujets : « Leur jalousie
dépassera toutes les limites, montant comme les vagues de la mer. Exaspérés
qu’un tel pays puisse échapper à leur contrôle, ils rassembleront une armée
et se mettront en route pour le conquérir » (Bernbaum,
1980, p. 240). On en arrive ensuite, dit la prophétie, à une brutale
confrontation. [2]
A coté des
descriptions venant du Kalachakra Tantra,
on peut trouver beaucoup d’autres représentations littéraires de cette
bataille apocalyptique bouddhiste. Elles ne parviennent pas à dissimuler
leur plaisir devant la guerre et le triomphe sur les cadavres des ennemis.
Voici un passage écrit par le peintre russe et croyant de Shambhala, Nicolas Roerich,
qui devint bien connu dans les années 30 comme fondateur d’une organisation
mondiale pour la paix (« Bannière de Paix ») : « Dur
est le sort des ennemis de Shambhala. Une juste
colère empourpre les nuages bleu pourpre. Les guerriers du Rigden-jyepo [le
nom tibétain du Rudra Chakrin], en armure splendide avec des épées et des
lances, poursuivent leurs ennemis terrifiés. Beaucoup d’entre eux sont déjà
abattus et leurs armes, chapeaux et tous leurs biens sont dispersés sur le
champ de bataille. Certains d’entre eux sont mourants, détruits par une
juste main. Leur chef est déjà frappé et gît sous le cheval du grand
guerrier, le Rigden
béni. Derrière le Souverain, sur des chars, suivent de terribles canons,
auxquels aucun mur ne peut résister. Certains des ennemis, à genoux,
implorent la pitié, ou tentent d’échapper à leur sort sur le dos
d’éléphants. Mais l’épée de la justice frappe les calomniateurs. L’Obscur
doit être annihilé. » (Roerich, 1985, p.
232). L’« Obscur » représente les adeptes des autres religions,
les opposants au bouddhisme et donc à Shambhala.
Ils sont tous abattus sans pitié durant la « bataille finale ».
Dans cette joyeuse vague de destruction, les guerriers bouddhistes oublient
complètement le Vœu du Boddhisattva qui prêche la compassion envers tous
les êtres.
Les combats de la
bataille des derniers jours (en l’an 2327), d’après les commentaires du Kalachakra Tantra, sont supposées s’étendre jusqu’en Turquie de l’Est, en passant par
l’Iran (Bernbaum, 1982, p. 251). Les
régions d’origine du Kalachakra Tantra sont également citées comme
étant le site des futurs champs de bataille eschatologiques (les pays du
Kazakhstan, d’Ouzbékistan, du Kirghizstan, du Tadjikistan, du Turkménistan
et d’Afghanistan). Cela a une certaine justification historique, puisque le
flanc « islamique » sud de l’ex-Union soviétique compte parmi les
régions les plus explosives de la période actuelle (voir à cet égard le Spiegel, 20/1998, pp. 160-161).
La conquête du Kailas, la montagne sacrée, est citée comme un autre
objectif stratégique dans la bataille de Shambhala.
Après que le Rudra Chakrin ait « tué [ses ennemis] dans la
bataille menée à travers le monde entier, à la fin des temps le roi du
monde entrera avec sa quadruple armée dans la ville qui fut construite par
les dieux sur la montagne du Kailas » (Banerjee, 1959, p. 215). En général,
« partout où la religion [bouddhiste] a été détruite et où le Kali Yuga est en progrès, il ira » (Banerjee,
1959, p. 52). [3]
Bouddha contre Allah
Les armées du Rudra Chakrin
détruiront le « non-Dharma » et les doctrines des « hordes
barbares irréligieuses ». Par cela, d’après le texte originel du Kalachakra Tantra, c’est avant tout le Coran qui est visé. Mahomet lui-même est
désigné par son nom plusieurs fois dans le Tantra du Temps, de même que son
seul dieu, Allah. Nous apprenons que les barbares sont
appelés Mleccha, ce qui signifie les « habitants
de La Mecque » (Petri, 1966, p. 107).
Ces jours-ci, Rudra Chakrin est déjà célébré comme le « tueur des Mlecchas »
(Banerjee, 1959, p. 52). Cette fixation du tantra
suprême sur l’islam est bien compréhensible, car au cours de l’histoire les
adeptes de Mahomet ont non seulement causé de terribles ravages parmi les
monastères et les communautés bouddhistes de l’Inde, mais pour une bonne
partie du petit peuple la doctrine islamique a aussi dû paraître plus
attractive et sympathique que les complexités d’un bouddhisme représenté
par une communauté élitiste de moines. En Asie Centrale il y eut de
nombreux « traîtres » qui se tournèrent volontiers et facilement
vers le Coran. De telles conversions parmi le petit peuple ont dû
toucher les cœurs des moines bouddhistes plus durement que les conséquences
directes de la guerre. C’est pourquoi le Kalachakra Tantra, composé à l’époque où les
hordes musulmanes faisaient rage au Pendjab et le long de la Route de la
Soie, est marqué par une haine implacable pour les
« sous-humains » de la Mecque.
La division
dualiste du monde entre bouddhisme d’une part et islam de l’autre est un
dogme que les lamas tibétains cherchent à transférer au futur de toute
l’histoire humaine. « D’après certaines conjectures », écrit un
commentateur occidental à propos du mythe de Shambhala,
« deux superpuissances auront alors le contrôle du monde et se
mettront en campagne l’une contre l’autre. Les Tibétains prévoient ici une
Troisième guerre mondiale » (Henss, 1985, p.
19).
Dans la partie
historique de notre analyse, nous parlerons à nouveau de cette dangereuse
antinomie. Comparées à celle de Mahomet, les autres « fausses
doctrines » également mentionnées dans le premier chapitre du Kalachakra Tantra comme devant être combattues
par le roi de Shambhala semblent pâles et
insignifiantes. Il est cependant utile de les présenter, afin de montrer
quels sont les fondateurs de religion que la conception tantrique globale
de l’ennemi a cherché à inclure. Le Kalachakra
cite Enoch, Abraham et Moïse parmi les juifs, puis Jésus pour les
chrétiens, et un homme « vêtu de blanc » qui est généralement
supposé être Mani, le fondateur du manichéisme. Il est très surprenant que dans un autre passage, les « fausses
doctrines » de ces fondateurs religieux soient minimisées et même
intégrées dans le système tantrique. Après avoir été sévèrement attaquées
comme « hérésies » dans le premier chapitre, elles forment les
diverses facettes d’un cristal dans le second, et le yogi reçoit
l’instruction de ne pas les dénigrer (Grönbold,
1992a, p. 295).
De telles
incohérences sont – comme nous en avons déjà souvent fait l’expérience –
des ajouts de la philosophie tantrique elle-même. Le second chapitre du Kalachakra Tantra ne traite donc pas d’une
revendication de liberté de religion et d’opinion à la manière occidentale,
au contraire la tolérance apparente et la pensée en termes
d’« ennemi » sont toutes deux conservées en parallèle, et sont,
suivant la situation, échangées pour servir les intérêts du pouvoir
tantrique. Le Quatorzième Dalaï-lama est – comme nous le montrerons en
détail – un habile interprète de ce double jeu. Extérieurement, il épouse
la liberté religieuse et la paix œcuménique. Mais à l’opposé, dans le
système rituel il se concentre sur l’agressif Tantra du Temps, dont le
scénario est dominé par des fantaisies destructrices, des rêves
d’omnipotence, des désirs de conquête, des explosions de colère, des
obsessions pyromanes, l’absence de pitié, la haine, la frénésie meurtrière,
et des apocalypses. Le fait que pour le « roi-dieu » tibétain de
telles images despotiques déterminent aussi les « affaires
internes » des Tibétains en exil est quelque chose dont nous parlerons
dans la seconde partie de notre étude.
Après avoir gagné
la bataille finale, prophétise le Kalachakra Tantra,
le Rudra Chakrin
fondera l’« âge d’or ». Un paradis purement bouddhiste sera
établi sur terre. La joie et la richesse abonderont. Il n’y aura plus de
guerre. Chacun possèdera de grands pouvoirs magiques, la science et la
technologie s’épanouiront. Les gens vivront jusqu’à l’âge de 1.800 ans et
n’auront plus besoin de craindre la mort, puisqu’ils renaîtront dans un
Eden encore plus beau. Cet état de félicité prévaudra pendant environ
20.000 ans. Le Kalachakra Tantra se sera alors répandu dans
tous les recoins du globe et deviendra la seule « vraie »
religion mondiale (mais après cela, le vieux cycle avec ses guerres de
destructions, de défaites et de victoires recommence).
Les origines
non-bouddhistes du mythe de Shambhala
Visions
apocalyptiques, batailles finales entre Bien et Mal, sauveurs avec des
armes meurtrières dans leurs mains ne sont absolument pas le fait du
bouddhisme Hinayana. Ils apparaissent pour la première fois dans la
période Mahayana (200 av. JC), sont ensuite incorporés dans le Vajrayana (400 apr. JC) et trouvent leur forme
finale et centrale dans le Kalachakra Tantra
(dixième siècle apr. JC). C’est pourquoi, comme dans le cas de l’ADI
BOUDDHA, la question se pose de savoir où les influences non-bouddhistes
sur le mythe de Shambhala doivent être
recherchées.
Cependant avant
d’en venir à cela, nous devons examiner la célèbre prophétie du Maitreya, qui s’oppose à la vision de Shambhala et au Kalachakra Tantra. Déjà durant l’ère Gandhara
(200 av. JC), Maitreya est connu comme le
futur Bouddha qui s’incarnera sur terre. Il réside encore dans le dénommé
ciel de Tushita et attend sa mission. Les
images de lui frappent tout de suite l’observateur parce qu’à la différence
d’autres descriptions du Bouddha il ne se tient pas dans la position du
lotus, mais est plutôt assis dans un style « européen », comme
dans un fauteuil. Dans son cas aussi, le monde tombe d’abord dans le déclin
avant qu’il apparaisse pour venir en aide à l’humanité souffrante.
Cependant son épiphanie est, d’après la plupart des récits, beaucoup plus
bienfaisante et pacifique que celle du « Seigneur de la Roue
courroucé ». Mais il y a aussi d’autres prophéties plus agressives du
septième siècle où il vient d’abord sur terre comme un messie à la suite
d’une bataille finale apocalyptique (Sponberg,
1988, p. 31). Pour le peintre russe et chercheur de Shambhala,
Nicolas Roerich, il n’y a en fin de compte plus
aucune différence entre Maitreya et Rudra Chakrin, ce sont simplement deux noms pour le même
rédempteur.
Sans aucun doute,
le Kalachakra
Tantra est surtout dominé par des
conceptions qui peuvent aussi être trouvées dans l’hindouisme. Cela est
particulièrement vrai pour les techniques de yoga, mais s’applique aussi à
la cosmologie et à la destruction et au renouveau cycliques de l’univers.
Dans les prophéties hindoues aussi, le dieu Vishnou apparaît comme
sauveur à la fin du Kali Yuga, lui aussi,
à ce propos, sur un cheval blanc comme le Rudra Chakrin bouddhiste, pour
exterminer les ennemis de la religion. Il porte même le nom dynastique des
rois de Shambhala et est connu sous
le nom de Kalki.
Parmi les
chercheurs universitaires il y a cependant l’opinion largement répandue que
le thème du sauveur, qu’il soit Vishnou
ou le Bouddha Maitreya
ou même le Rudra Chakrin, est d’origine iranienne. La brutale
distinction entre les forces de la lumière et de l’obscurité, le scénario
apocalyptique, les images de bataille, l’idée d’un souverain mondial
militant, et même le modèle du mandala des cinq
Bouddhas en méditation, étaient inconnus parmi les communautés bouddhistes
d’origine. Le bouddhisme, seul parmi toutes les religions du salut, ne voit
pas de sauveur derrière l’expérience de l’illumination de Gautama. Mais pour l’Iran ces motifs de salut étaient
(et sont encore aujourd’hui) centraux.
Dans une étude
convaincante, l’orientaliste Heinrich von Stietencron a montré comment – depuis le premier siècle
après JC au plus tard – des prêtres iraniens du soleil s’infiltrèrent en
Inde et fusionnèrent leurs concepts avec les religions locales, en
particulier le bouddhisme (Stietencron, 1965, p.
170). Ils étaient connus sous le nom de Maga et Bhojaka.
Les Magas, dont provient notre mot
« mage », apportèrent avec eux entre autres choses le culte de
Mithra et le combinèrent avec des éléments du culte solaire hindou. Les
spécialistes occidentaux présument que le nom de Maitreya,
le Bouddha futur, est dérivé de Mithra.
Les Bhojakas, qui
suivirent des siècles plus tard (600-700 apr. JC), croyaient qu’ils
émanaient du corps de leur dieu solaire. Ils proclamaient aussi qu’ils
étaient les descendants de Zarathoustra. En Inde, ils créèrent une religion
solaire mixte d’après les doctrines de l’Avesta (les enseignements
de Zarathoustra) et du bouddhisme Mahayana. Aux bouddhistes, ils
empruntèrent la pratique du jeûne et l’interdiction de cultiver les champs
et de faire du commerce. En retour, ils influencèrent le bouddhisme
principalement avec leurs visions de lumière. Leurs « photismes » ont probablement fortement contribué à
former la figure rayonnante du Bouddha Amitabha. Comme ils plaçaient
le dieu du temps, Zurvan, au centre de leur culte, il se peut aussi
qu’ils aient anticipé les doctrines essentielles du Kalachakra Tantra.
Comme la déité Kalachakra que nous avons décrite, le Zurvan
iranien contient l’univers entier dans son corps mystique : le soleil,
la lune et les étoiles. Les diverses divisions du temps comme les heures,
les jours et les mois résident en lui sous forme d’êtres personnifiés. Il
est le souverain du temps éternel et du temps historique. La lumière
blanche et les couleurs de l’arc-en-ciel jaillissent de lui. Ses adorateurs
le prient en tant que « père-mère ». Il est parfois représenté
avec quatre têtes comme le dieu bouddhiste du temps. Il gouverne en tant
que « père du feu » ou « feu de la victoire ». En lui,
le feu et le temps sont fusionnés. Il est aussi le temps cyclique, dans
lequel le monde est englouti par les flammes afin de renaître.
Le manichéisme (à
partir du troisième siècle) emprunta aussi de nombreux éléments à la
religion de Zurvan et les fusionna avec des idées chrétiennes/gnostiques
et ajouta des concepts bouddhistes. Le fondateur de la religion,
Mani, entreprit un fructueux voyage missionnaire en Inde. Des orientalistes
renommés supposent que ses enseignements eurent aussi une influence en
retour sur le bouddhisme. Entre autres aspects, ils mentionnent le groupe
des cinq Bouddhas en méditation, le dualisme du bien et du mal, de la
lumière et de l’obscurité, le corps du saint homme comme monde en
microcosme, et le concept du salut. Plus spécifiques sont les robes blanches
que portent les moines dans le royaume de Shambhala.
Le blanc était la couleur culte de la caste sacerdotale manichéenne et
n’est pas la couleur normale des vêtements dans le bouddhisme. Mais
l’érotisme flagrant que l’orientaliste et traducteur du Kalachakra,
Albert Grünwedel, voyait dans le manichéisme,
n’était pas présent ici. Au contraire, la religion de Mani présente des
traits extrêmement « puritains » et rejette tout ce qui est
sexuel : le « péché du sexe », aurait-il dit, « est une
chose animale, une imitation de l’accouplement diabolique. Avant tout il
produit toute la propagation et la continuation du mal originel »
(cité par Hermann, 1965, p. 105).
Alors que le
célèbre spécialiste italien du Tibet, Giuseppe Tucci,
pense que des influences iraniennes peuvent être détectées dans la doctrine
de l’ADI BOUDDHA, il voit le courant tibétain-lamaïste dans son ensemble
comme un courant plutôt gnostique, puisqu’il tente de surmonter le dualisme
du bien et du mal et ne colporte pas le moralisme extrême de l’Avesta
ou des manichéens. C’est certainement vrai pour la voie du yoga dans le Kalachakra Tantra, mais cela ne l’est pas pour
l’eschatologie du mythe de Shambhala. Là,
le « prince de lumière » (Rudra
Chakrin) et le dépravé « prince des ténèbres »
partent en campagne l’un contre l’autre.
Il y eut une
influence iranienne directe sur le culte Bôn, la
religion d’Etat qui précéda le bouddhisme au Tibet. Le Bôn,
souvent confondu à tort avec les vieilles cultures chamanistes des hauts
plateaux, est une religion explicite de la lumière avec un clergé organisé,
un sauveur (Shen rab) et un royaume de paradis (Olmolungring)
qui ressemble au royaume de Shambhala
d’une manière stupéfiante.
Il existe une
tradition en Europe qui suppose l’existence d’anciennes influences
égyptiennes sur la culture tantrique du Tibet. Cela a probablement son
origine dans les écrits occultes du jésuite Athanasius
Kirchner (1602-1680), qui croyait avoir découvert le berceau de toutes les
civilisations avancées, y compris celle des Tibétains, dans le Pays du Nil.
Le capitaine britannique S. Turner qui visita les hauts plateaux en 1783,
était aussi convaincu d’une continuité entre l’ancienne Egypte et le Tibet.
Même durant ce siècle, Siegbert Hummel voyait le
« Pays des Neiges » presque comme une « réserve de
traditions méditerranéennes » et nommait également l’Egypte comme
étant l’origine de la tradition des mystères tibétains (Hummel, 1954, p.
129; 1962, p. 31). Mais ce fut surtout l’occultiste Helena Blavatsky qui vit les origines des deux cultures comme
provenant de la même source. Les deux « sociétés secrètes
surnaturelles » qui lui soufflèrent ses idées étaient la
« Fraternité de Louxor » et la « Fraternité
tibétaine ».
L’influence grecque
déterminante sur l’art sacré du bouddhisme (le style Gandhara) devint un
événement mondial qui laissa des traces jusqu’au Japon. De même, l’effet
des idées hellénistiques sur le développement des doctrines bouddhistes est
bien attesté. Il y a une quasi-unanimité sur le fait que sans cette
rencontre le Mahayana n’aurait même pas été possible. D’après les
études de l’ethnologue Mario Bussagli, les
enseignements hermétiques et alchimiques sont aussi supposés être entrés en
contact avec la vision-du-monde bouddhiste par la Bactriane hellénistique
(l’Afghanistan d’aujourd’hui) et l’empire Kusch qui la suivit, dont les
souverains étaient d’origine scythe mais avaient adopté la langue et la
culture grecques (Bussagli, 1985).
Evaluation du mythe de Shambhala
Les origines et
contenus anciens de l’Etat de Shambhala en
font, lorsqu’on le regarde du point de vue de la science politique
occidentale, un modèle antidémocratique, totalitaire, doctrinaire et
patriarcal. Il se préoccupe d’une construction idéale répressive qui doit
être imposée à toute l’humanité à la suite d’une « guerre
finale ». C’est ici le souverain (le roi de Shambhala),
et en aucun cas le peuple, qui décide des normes légales. Il gouverne en
tant que monarque absolu d’une bouddhocratie
planétaire. Roi et Etat forment même une unité mystique, dans un sens
littéral, pas figuré, car les courants d’énergie corporelle du souverain
sont identiques aux événements politiques externes. Les divers niveaux
administratifs de Shambhala (vice-rois,
gouverneurs et fonctionnaires) sont donc considérés comme l’extension des
membres du souverain.
En plus de cela,
l’Etat de Shambhala (contrairement aux
enseignements originels du Bouddha) est basé sur la claire différenciation
entre ami et ennemi. Sa pensée politique est profondément dualiste, allant
jusqu’à inclure la sphère morale. L’islam est considéré comme l’ennemi juré
du pays. Pour résoudre des conflits aggravés, la société de Shambhala a recours à une machinerie militaire
« high-tech » et extrêmement violente et emploie l’utopie
sociopolitique du « paradis sur terre » comme thème central de sa
propagande.
Il s’ensuit de tous
ces traits que les actuelles et constantes professions de foi du
Quatorzième Dalaï-lama en faveur des fondamentaux de la démocratie
occidentale demeurent des phrases creuses tant qu’il continue à placer le Kalachakra Tantra et le mythe de Shambhala au
centre de son existence rituelle. L’objection généralement avancée par les
lamas et les bouddhistes occidentaux, selon laquelle Shambhala
concerne une institution métaphysique et non une institution terrestre, ne
tient pas. Nous savons par l’histoire que les sociétés traditionnelles
tibétaine et mongole cultivaient toutes deux le mythe de Shambhala sans jamais tracer la moindre distinction
entre un aspect terrestre et un aspect métaphysique en cette matière. Dans
les deux pays, tout ce que le chef d’Etat bouddhocratique
décidait était sacré en soi.
L’argument selon
lequel la vision de Shambhala serait une
« récompense céleste » lointaine n’est pas convaincant non plus.
Le mythe guerrier agressif et l’idée d’un ADI BOUDDHA contrôlant le monde
ont influencé l’histoire du Tibet et de la Mongolie pendant des siècles
comme un programme politique rigide, orienté vers les décisions de l’élite
de pouvoir cléricale. Dans la seconde partie de notre étude, nous
présenterons au lecteur ce programme et son exécution historique. Nous
reviendrons sur le sujet que d’après la vision de certains lamas, l’Etat
tibétain représente une copie terrestre du royaume de Shambhala
et le Dalaï-lama une émanation du roi de Shambhala.
Shambhala « intérieur »
et « extérieur »
En réponse à la
question de savoir pourquoi le « souverain mondial sur le Trône du
Lion » (le roi de Shambhala) n’intervient
pas pacifiquement et positivement dans le destin de l’humanité, l’adepte
français du Kalachakra, Jean Rivière,
répondit : « Il n’inspire pas la politique mondiale et
n’intervient pas directement ou humainement dans les conflits des êtres re-nés. Son rôle est spirituel, complètement intérieur,
individuel pourrait-on dire » (Rivière, 1985, p. 36).
Une telle
« intériorisation » ou « psychologisation » du mythe
est appliquée par quelques auteurs à tout le royaume bouddhocratique,
y compris l’histoire de Shambhala et la bataille
finale prophétisée ici. Le pays, avec tous ses vice-rois, ministres,
généraux, fonctionnaires, guerriers, dames de cour, filles vajra, palais et dépendances, corps
administratifs et dogmes, apparaît maintenant comme un modèle structurel
qui décrit le corps mystique d’un yogi : « Si vous pouvez
utiliser votre corps de la bonne manière, alors le corps devient Shambhala, les 96 principautés concourent dans toutes
leurs actions, et vous conquérez le royaume lui-même. » (Bernbaum, 1980, p. 155)
Le difficile
« voyage vers Shambhala » et la
« bataille finale » sont aussi subjectivisés et identifiés comme
étant respectivement un « chemin initiatique » ou une
« bataille intérieure de l’âme » sur la route de l’illumination.
Dans ce drame psycho-mystique, le souverain des derniers jours, Rudra Chakrin, joue le rôle du « Moi
supérieur » ou de la « conscience divine » du yogi, qui
déclare la guerre à l’ego humain dans la figure du « roi
barbare » et l’extermine. Le paradis prophétisé désigne l’illumination
du postulant à l’initiation.
Nous avons déjà
très souvent rencontré l’habitude répandue avant tout chez les bouddhistes
occidentaux d’intérioriser ou de « psychologiser »
exclusivement des images et des mythes tantriques. D’un point de vue
« occidental », une intériorisation implique qu’une image externe
(une guerre par exemple) doit être comprise comme le symbole d’un processus
psychique/spirituel intérieur (par exemple, une guerre
« psychologique »). Cependant, d’après la pensée orientale, à
tendance magique, l’« identité » de l’intérieur et de l’extérieur
signifie quelque chose de différent, à savoir que le processus intérieur
dans le corps mystique du yogi correspond aux événements extérieurs, ou
pour atténuer un peu cela, que l’intérieur et l’extérieur sont faits de la
même substance (de « pur esprit » par exemple). L’extérieur n’est
donc pas une métaphore de l’intérieur comme dans la conception symbolique
occidentale, mais ce sont plutôt les deux, l’intérieur et l’extérieur, qui
correspondent l’un à l’autre. Il est vrai que cela implique que l’extérieur
puisse être influencé par des manipulations intérieures, mais pas qu’il
disparaisse de ce fait. Si l’on applique ce concept à l’exemple mentionné
plus haut, cela entraîne la simple affirmation suivante : la guerre de
Shambhala a lieu intérieurement et
extérieurement. De même que le corps mystique (intérieur) de l’ADI BOUDDHA
est identique au cosmos entier (extérieur), le corps mystique (intérieur)
du roi de Shambhala est identique à son
Etat (extérieur).
Le mythe de Shambhala et les idéologies dérivées de lui se
trouvent en opposition absolue avec la vision originelle de paix de Gautama le Bouddha et avec la politique d’Ahimsa
(politique de non-violence) du Mahatma Gandhi, auquel l’actuel Dalaï-lama
se réfère si souvent. Pour les Occidentaux sensibilisés par le message
pacifiste du bouddhisme, l’« intériorisation » du mythe peut donc
être une manière d’éviter l’ambiance militante du Kalachakra Tantra. Mais dans l’histoire
tibétaine/mongole, la prophétie de Shambhala
a été prise au sens littéral pendant des siècles, et – comme il nous reste
à le démontrer – a conduit à des entreprises politiques extrêmement
agressives. Elle porte en elle – et c’est une chose sur laquelle nous
reviendrons en détail – les germes d’une idéologie fondamentaliste mondiale
de la guerre.
Notes :
[3] Le scénario des
guerres de Shambhala
ne peut pas être facilement mis en accord avec la totale chute du monde
provoquée par le maître tantrique que nous avons décrit plus haut. Rudra Chakrin
est un commandant qui conduit ses batailles ici sur terre et qui les étend
au mieux aux autres onze continents du modèle bouddhiste du monde. Ses
adversaires sont avant tout les fidèles d’Allah. Si mondiale que puisse
être sa mission, elle est encore accomplie dans le cadre du cosmos
existant. Dans d’autres passages textuels, le roi de Shambhala
à venir est aussi comparé à l’ADI BOUDDHA, qui à la fin du Kali Yuga ravage tout l’univers et déclenche une guerre des
étoiles. Ce n’est cependant pas le but de cette étude d’expliquer de telles
contradictions.
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