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Chapitre 2 de la première partie du livre

L’ombre du Dalaï-lama

sexualité, magie et politique dans le bouddhisme tibétain 

Éxposé du livre

(Édition anglais: The Shadow of the Dalai Lama )

Le chapitre a été traduit par Franz Destrebecq 

Pour les références: References

 

 

2. BOUDDHISME TANTRIQUE

 

La quatrième et dernière phase du bouddhisme entra sur la scène mondiale au troisième siècle de l’ère chrétienne au plus tôt. Elle est connue sous les noms de Tantrayana, Vajrayana ou Mantrayana : le « Véhicule du Tantra », la « Voie du Diamant » ou « Voie des formules magiques ». Les enseignements du Vajrayana sont conservés dans les textes sacrés, connus sous le nom de tantras. Ce sont des doctrines secrètes occultes, qui – d’après la légende – avaient déjà été composées par le Bouddha Shakyamuni, mais l’époque n’était pas jugée mûre pour qu’elles soient révélées aux adeptes avant qu’un millier d’années ne soit passé après sa mort.

 

Il est vrai que le Vajrayana adhère fondamentalement aux idées du bouddhisme Mahayana, en particulier la doctrine de l’illusion de toutes les apparences et le précepte de compassion pour tous les êtres souffrants, mais le tantrisme annule temporairement les hautes exigences morales du « Grand Véhicule » par une inversion comportementale « amorale » radicale. Pour atteindre l’illumination dans cette vie, il adopte des méthodes qui inversent les valeurs bouddhistes classiques en leur opposées directes.

 

Le tantrisme se considère lui-même comme le niveau le plus élevé de tout l’édifice des enseignements bouddhistes et établit une relation hiérarchique avec les deux phases antérieures du bouddhisme, par laquelle le niveau inférieur est occupé par le Hinayana et le niveau médian par le Mahayana. Les saints hommes des diverses écoles sont classés de la même manière. A la base se trouve l’Arhat, ensuite vient le Boddhisattva, et tous sont dominés par le Maha Siddha, le Grand Maître tantrique. Les trois stades du bouddhisme existent actuellement l’un à coté de l’autre en tant que systèmes religieux autonomes.

 

Au huitième siècle après JC, avec l’appui de la dynastie tibétaine de l’époque, des moines indiens introduisirent la Vajrayana au Tibet, et depuis lors celui-ci a constitué la religion du « Pays des Neiges ». Bien que de nombreux éléments de la culture indigène furent intégrés dans le milieu religieux du bouddhisme tantrique, ce ne fut jamais le cas avec les textes de base. Ceux-ci étaient tous originaires d’Inde. On peut les trouver, avec des commentaires additionnels, dans deux recueils canoniques, le Kanjur (une traduction du 13ème siècle des paroles du Bouddha) et le Tanjur (une traduction des textes doctrinaux du 14ème siècle). Les premiers écrits rituels rédigés au Tibet ne sont pas considérés comme faisant partie du canon officiel (Cela ne signifie cependant pas qu’ils n’étaient pas mis en usage pratique).

 

 

Une explosion de sexualité : le bouddhisme Vajrayana

 

Tous les tantras sont structurellement similaires, ils incluent tous la transformation de l’amour érotique en pouvoir spirituel et profane [1]. L’essence de toute la doctrine est cependant résumée dans le dénommé Kalachakra Tantra, ou « Tantra du Temps », dont l’analyse est notre objectif central. Il diffère des autres enseignements tantriques à la fois par ses visées de pouvoir politique et par ses visions eschatologiques. Il est – nous aimerions le supposer à l’avance – l’instrument d’une métapolitique compliquée qui tente d’influencer les événements mondiaux par l’usage de symboles et de rites plutôt que par les instruments de la realpolitik. Le « Tantra du Temps » est la doctrine secrète particulière qui détermine le plus l’existence rituelle de l’actuel Quatorzième Dalaï-lama, et la politique mondiale spirituelle du « roi-dieu » peut être comprise à travers la connaissance de cette seule doctrine.

 

Le Kalachakra Tantra marque la fin de la phase créative de l’histoire du Vajrayana au 10ème siècle. Aucun autre texte tantrique fondamental n’a été conçu depuis, alors que d’innombrables commentaires sur les textes existants ont été écrits jusqu’à nos jours. Nous devons donc considérer le « Tantra du Temps » comme l’apogée et la conclusion du tantrisme bouddhiste. Les autres textes tantriques que nous citons dans cette étude (en particulier le Guhyasamaya Tantra, le Hevajra Tantra et le Candamaharosana Tantra) sont surtout cités pour déchiffrer le Kalachakra Tantra.

 

A première vue, les rôles sexuels semblent avoir complètement changé dans le bouddhisme tantrique (Vajrayana). Le mépris pour le monde des sens et la dégradation des femmes dans le Hinayana, l’asexualité et la compassion pour les femmes dans le Mahayana, semblent avoir été inversés en leurs opposés ici. Tout cela peut se résumer à une explosion de sexualité, et l’idée que l’amour sexuel contient le secret de l’univers devient un dogme spectaculaire. La rencontre érotique entre homme et femme est dotée d’une aura mystique, d’une autorité et d’un pouvoir complètement niés dans les périodes bouddhistes antérieures.

 

Sans timidité ni honte, les moines bouddhistes parlent maintenant de « vénération des femmes », d’« éloge des femmes », ou de « service envers le partenaire féminin ». Dans le Vajrayana, tout être féminin connaît l’exaltation plutôt que l’humiliation ; au lieu de mépris, la femme jouit à première vue de respect et d’une haute estime. Dans le Candamaharosana Tantra, la glorification du féminin ne connaît aucune limite : « Les femmes sont le ciel ; les femmes sont le Dharma ; … les femmes sont Bouddha ; les femmes sont les sangha ; les femmes sont la perfection de la sagesse » (George, 1974, p. 82).

 

Le spectre des relations érotiques entre les sexes s’étend des plus sublimes déclarations d’amour courtois à la plus grossière pornographie. En partant de l’échelon supérieur de cette échelle, les moines adorent le féminin comme « sagesse parfaite » (prajnaparamita), « épouse de sagesse » (prajna), ou « femme de connaissance » (vidya). Cette spiritualisation de la femme correspond, avec quelques variations, aux cultes chrétiens de Marie et de Sophia. De même que le Christ vénérait la « Mère de Dieu », le bouddhiste tantrique s’incline devant la femme en tant que « Mère de tous les Bouddhas », la « Mère de l’Univers », la « Génitrice », la « Sœur », et en tant qu’« Enseignant femelle » (Herrmann-Pfand, 1992, pp. 62, 60, 76).

 

Dans la mesure où les relations sensuelles avec les femmes sont concernées, celles-ci sont divisées en quatre catégories : « le rire, le regard, l’étreinte, et l’union ». Ces quatre types de communication érotique forment le modèle pour une classification correspondante des exercices tantriques. Les textes du Kriya Tantra concernent la catégorie du rire, ceux du Carya Tantra à celle du regard, le Yoga Tantra examine l’étreinte, et dans les écrits du Anuttara Tantra (le Tantra Supérieur) c’est l’union sexuelle qui est concernée. Ces pratiques sont en relation hiérarchique l’une avec l’autre, le rire étant au plus bas niveau et l’acte d’amour tantrique au plus élevé.

  

Dans le Vajrayana ce dernier devient une affaire religieuse de premier ordre, le sine qua non de l’illumination. Bien que l’homosexualité n’était pas rare dans les monastères bouddhistes et était même occasionnellement considérée comme une vertu, la « grande félicité de la libération » était fondamentalement conçue comme l’union de l’homme et de la femme et représentée en conséquence dans les images cultuelles.

 

Cependant, les deux partenaires tantriques se rencontrent non comme deux personnes naturelles, mais plutôt comme deux déités. « L’homme (voit) la femme comme une déesse, la femme (voit) l’homme comme un dieu. En unissant le sceptre de diamant [le phallus] et le lotus [le vagin], ils se font une offrande l’un à l’autre », lisons-nous dans une citation d’un tantra (Shaw, 1994, p. 153). La relation sexuelle est fondamentalement ritualisée : chaque regard, chaque caresse, chaque forme de contact reçoit un sens symbolique. Mais même l’âge de la femme, son apparence, et la forme de ses organes sexuels jouent un rôle important dans la cérémonie sexuelle.

 

Les tantras décrivent les actions érotiques sans la moindre timidité ou honte. On peut y trouver des instructions techniques dans le style desséché des manuels sexuels, mais aussi des prières et des poèmes extatiques dans lesquels le maître tantrique célèbre l’amour érotique de l’homme et de la femme. Parfois cette littérature tantrique montre une innocente joie de vivre. Les instructions que l’Anangavajra tantrique donne pour l’accomplissement des pratiques d’amour sacré sont directes et poétiques : « Peu après avoir embrassé sa partenaire et introduit son membre dans sa vulve, il boit à ses lèvres qui sont imprégnées de lait, la fait roucouler tendrement, jouit d’un riche plaisir et fait trembler ses cuisses » (Bharati, 1977, p. 172).

 

Dans le Vajrayana, la sexualité est l’événement sur lequel tout est basé. Ici, la rencontre entre les deux sexes est élevée à la hauteur d’une véritable obsession, non pas – comme nous le verrons – pour son intérêt propre, mais plutôt pour accomplir quelque chose d’autre, quelque chose de supérieur dans le schéma tantrique des choses. D’une certaine manière, le sexe est considéré comme la prima materia, la substance primale brute qui est utilisée par les partenaires sexuels pour en extraire le « pur esprit », de même que l’alcool fort peut être extrait des grappes de raisin. Pour cette raison le maître tantrique est convaincu non seulement que la sexualité contient les secrets de l’humanité, mais qu’elle fournit aussi le moyen par lequel on peut atteindre la divinité. Il trouve ici la grande force de vie, bien que sous une forme indomptée et débridée.

 

Il est donc impossible d’éviter l’impression que plus le sexe est « hot », plus le rituel tantrique devient efficace. Même les obscénités les plus pimentées ne sont pas omises de ces activités sacrées. Dans le Candamaharosana Tantra par exemple, l’amant avale avec une avidité joyeuse le liquide qui suinte du vagin et de l’anus de l’amante et goûte sans nausée ses excréments, son mucus nasal et les restes de nourriture qu’elle a vomi sur le plancher. Le spectre complet des déviances sexuelles est présent, même si c’est sous la forme du rite. Dans un texte, le postulant déclare d’une manière masochiste : « Je suis ton esclave en toutes choses, âprement actif en dévotion pour toi, ô Mère », et la « déesse » – souvent figurée par une prostituée – répond : « On m’appelle ta maîtresse ! » (George, 1974, pp. 67-68).

 

Le burlesque érotique et la plaisanterie sexuelle ont aussi été pendant longtemps un thème populaire parmi les moines du Vajrayana et ont, jusqu’à ce siècle, produit une littérature picaresque coquine et choquante. On entend encore de grands éclats de rire dans les lamaseries tibétaines à l’écoute des escapades grivoises de l’Oncle Dönba, qui (au 18ème siècle) s’habilla en nonne et passa ensuite plusieurs mois comme amant « hot » dans un couvent (Chöpel, 1992, p. 43).

 

Mais en même temps que cette paillardise nous trouvons aussi un raffinement cultivé et sensuel. Un exemple de cela est fourni par le manuel étonnamment moderne de pratiques érotiques, le Traité sur la Passion, de la plume du lama tibétain Gedün Chöpel (1895–1951), dans lequel le tantrisme « moderne » expose les « 64 arts de l’amour ». Cet Ars Erotica oriental date des années 30. Le lecteur reçoit beaucoup de connaissances utiles sur des positions sexuelles diverses et en partie fantastiques, et reçoit des instructions sur la manière de produire des sons excitants avant et pendant l’acte sexuel. De plus, l’auteur fournit une leçon sur les divers rythmes de coït, sur des techniques particulières de masturbation pour la stimulation du pénis et du clitoris, et même l’usage de godemichés est discuté. Le Tibétain Chöpel ne cherche en aucune manière à être original, il se réfère explicitement au plus célèbre manuel sexuel du monde, le Kama Sutra, dont il a tiré la plupart de ses idées.

 

De tels « livres d’amour » permissifs du milieu tantrique ne sont plus – dans notre époque éclairée, où (du moins en Occident) toute pruderie a été surmontée – un spectacle qui pourrait causer une grande surprise ou même une protestation. Néanmoins, ces textes ont un potentiel provocateur plus élevé que les ouvrages « profanes » correspondant où des descriptions des même techniques sexuelles peuvent aussi être trouvées. Car ils furent écrits par des moines pour des moines, et furent lus et pratiqués par des moines, qui dans la plupart des cas avaient dû faire un strict vœu de célibat.

 

Pour cette raison, l’Ars Erotica tantrique éveille même aujourd’hui une grande curiosité et soulève de nombreuses questions. Les règles ascétiques de base du bouddhisme sont-elles réellement suspendues dans le Vajrayana ? Le traditionnel irrespect envers les femmes est-il finalement surmonté grâce à de tels textes ? L’éternelle misogynie et la négation du monde font-elles place à un regard épicurien pour la sensualité et à une affirmation du monde ? Les adeptes de la « Voie du Diamant » se préoccupent-ils vraiment d’amour sensuel et de partenariat mystique ou l’amour érotique sert-il la poursuite d’un but extérieur à cela ? Et quel est ce but ?  Qu’arrive-t-il aux femmes après l’acte sexuel rituel ?

 

Dans les pages qui suivent nous tenterons de répondre à toutes ces questions. Quelles que puissent être les réponses, nous pouvons en tout cas supposer que dans le bouddhisme tantrique la rencontre sexuelle entre homme et femme symbolise un événement sacré dans lequel s’unissent les deux forces primales de l’univers. 

 

 

Amour sexuel mystique et amour érotique cosmogonique

 

Selon la vision du Vajrayana, tous les phénomènes de l’univers sont reliés l’un à l’autre par les liens de l’amour érotique. L’amour érotique est la grande force de vie, le prana qui circule à travers le cosmos, la libido cosmique. Par érotique, nous entendons amour hétérosexuel en tant qu’effort indépendant de son but procréatif naturel pour l’apport d’enfants. Bouddhisme tantrique ne signifie pas dire que les liens érotiques ne peuvent se développer qu’entre hommes et femmes, ou entre dieux et déesses. L’amour érotique embrasse tout pour un tantrika aussi. Mais tout pratiquant du Vajrayana est convaincu que la relation érotique entre un principe féminin et un principe masculin (yin–yang) se trouve à l’origine de toutes les autres expressions d’amour érotique et que cette origine peut être revécue et répétée d’une manière microcosmique dans l’union d’un couple sexuel. Nous parlons d’une rencontre érotique entre homme et femme, dans laquelle tous deux se sentent le cœur de tout l’être, en tant qu’« amour sexué mystique ». Dans le tantrisme, cela opère comme la source primale de l’amour érotique cosmogonique et non pas l’inverse ; l’amour érotique cosmique n’est pas la première cause d’une communion mystique des sexes. Cependant, comme nous le verrons, les pratiques du Vajrayana culminent dans une destruction spectaculaire de toute la cosmologie mâle-femelle.

 

Suspension des opposés

Mais revenons d’abord au continent apparemment sain de l’érotisme tantrique. « C’est par l’amour et à la vue de l’amour que le monde se déploie, par l’amour il redécouvre son unité originelle et son éternelle non-séparation », nous enseigne un texte tantrique (Faure, 1994, p. 56). Ici aussi, l’union des principes mâle et femelle est un thème constant. Notre monde phénoménal est considéré comme le domaine d’action de ces deux forces basiques. Elles sont manifestes en tant que polarités dans la nature tout comme dans les sphères de l’esprit. Chacune seule apparaît comme seulement une moitié de la vérité. C’est seulement dans leur fusion qu’elles peuvent accomplir la transformation de toutes les contradictions en harmonie. Lorsqu’un couple humain se souvient de son unité métaphysique, il peut devenir un seul esprit et une seule chair. C’est seulement par un acte d’amour que l’homme et la femme peuvent revenir à leur origine divine dans la continuité de tout l’être. Le tantrisme désigne cet événement mystique par le nom de yuganaddha, qui signifie littéralement « unis en tant que couple ».

 

Ce sont à la fois les corps des amants et les principes métaphysiques en opposition qui sont unis. Ainsi, dans le tantrisme il n’y a pas de contradiction entre amour érotique et religieux, ou entre sexualité et mysticisme. Parce qu’il répète le jeu de l’amour entre un pôle masculin et un pôle féminin, l’univers entier danse. Yin et yang, ou yab et yum en tibétain, se trouve au commencement d’une chaîne sans fin de polarités, qui se révèle être tout aussi colorée et complexe que la vie elle-même.

 

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Le couple divin dans le bouddhisme tantrique :

Samantabhadra et Samantabhadri

 

Le « sexuel » n’est donc aucunement limité à l’acte sexuel, mais embrasse plutôt toutes les formes d’amour y compris l’agape. Dans le tantrisme, il y a un érotisme polaire du corps, un érotisme polaire du cœur, et parfois – mais pas toujours – un érotisme polaire de l’esprit. Une telle omniprésence des sexes est quelque chose de très spécifique, puisque dans d’autres cultures l’« amour spirituel » (agape), par exemple, est décrit comme un événement au-delà du royaume du yin et du yang. Mais par contraste le Vajrayana nous montre comment l’amour érotique hétérosexuel peut se raffiner pour atteindre les plus sublimes sphères du mysticisme sans avoir à renoncer au principe de polarité. Que celui-ci soit tout de même abandonné à la fin est une toute autre question.

 

Le « mariage sacré » suspend la dualité du monde et la transforme en une « œuvre d’art » de la polarité créative. Les ressources de notre langage discursif sont insuffisantes pour nous permettre d’exprimer par des mots la fusion mystique des deux sexes. Ainsi l’extase « sans nom » ne peut être décrite que par des mots qui disent ce qu’elle n’est pas : dans la yuganaddha, « il n’y a ni affirmation ni négation, ni existence ni non-existence, ni mémoire ni non-mémoire, ni affection ni non-affection, ni cause ni effet, ni producteur ni produit, ni pureté ni impureté, ni forme ni non-forme ; elle n’est que la synthèse de toutes les dualités » (Dasgupta, 1974, p. 114).

 

Dès que le dualisme a été surmonté, la distinction entre le Moi et l’autre devient hors de propos. Ainsi, quand l’homme et la femme se rencontrent en tant que forces primales, « l’ego [est] perdu, et les deux opposés polaires fusionnent en un état d’unicité intime et heureuse » (Walker, 1982, p. 67). L’Adyayavajra tantrique décrit ce processus de dépassement du Moi comme le « trait commun spontané le plus élevé » (Gäng, 1988, p. 85).

 

La coopération des deux pôles prend maintenant la place de la bataille des opposés (ou sexes). Corps et esprit, amour érotique et transcendance, émotion et intellect, être (samsara) et non-être (nirvana) se marient. Toutes les guerres et les disputes entre bien et mal, ciel et enfer, jour et nuit, rêve et réalité, joie et souffrance, éloge et mépris, sont pacifiées et suspendues dans le yuganaddha. Miranda Shaw, un spécialiste religieux de la jeune génération, décrit « un couple de Bouddhas, ou des Bouddhas mâle et femelle dans l’union … [en tant qu’] image d’unité et de concorde heureuse entre les sexes, un état d’équilibre et d’interdépendance. Ce symbole évoque puissamment un état de totalité primordiale et de complétude de l’être » (Shaw, 1994, p. 200)

 

Mais cet état est-il identique à l’extase inconsciente que nous connaissons par l’orgasme ? La suspension des opposés survient-elle avec les deux partenaires dans une transe ? Non, dans le tantrisme dieu et déesse ne se dissolvent pas dans un océan d’inconscience. Au contraire, ils accèdent à la connaissance non-duelle et discernent ainsi la vérité éternelle derrière le voile des illusions. Leur profonde conscience de la polarité de tous les êtres leur donne la force de laisser derrière eux la « mer de la naissance et de la mort ».

 

L’amour érotique divin conduit donc à l’illumination et au salut. Mais ce ne sont pas seulement les deux partenaires qui connaissent la rédemption, c’est plutôt, comme les tantras nous le disent, toute l’humanité qui est libérée par l’amour sexuel mystique. Dans le Hevajra-Tantra, quand la déesse Nairatmya, profondément émue par la misère de toutes les créatures vivantes, demande à son époux céleste de révéler le secret de la manière dont la souffrance humaine peut être supprimée, celui-ci est très touché par sa requête. Il l’embrasse, la caresse, et, tout en s’unissant avec elle, il lui enseigne les pratiques magiques de yoga sexuel par lesquelles toutes les créatures souffrantes peuvent être libérées (Dasgupta, 1974, p. 118). Cette « rédemption par l’amour érotique » est une caractéristique distinctive du tantrisme, qu’on ne trouve que très rarement dans les autres religions.

 

Adoration cultuelle des organes sexuels

Quels symboles sont-ils utilisés pour exprimer cette polarité créative dans le Vajrayana ? Comme beaucoup d’autres cultures, le bouddhisme tantrique fait usage de l’hexagramme, une combinaison de deux triangles. Le triangle masculin, qui pointe vers le haut, représente le phallus, et le triangle féminin pointant vers le bas représente le vagin. Ces deux organes sexuels sont hautement vénérés dans les rituels et les méditations du tantrisme.

 

Un autre symbole hautement significatif pour la force masculine et le phallus est un objet rituel symétrique appelé le vajra. Comme la virilité divine est pure et inébranlable, le vajra est décrit comme un « diamant » ou un « joyau ». Comme l’« éclair », c’est l’un des symboles de la foudre. Tout ce qui est masculin est appelé vajra. Ce n’est donc pas une surprise que la semence mâle soit aussi connue sous le nom de vajra. La traduction tibétaine du mot sanscrit est dorje, qui a aussi des sens additionnels, qui sont naturellement tous associés à la moitié masculine de l’univers. Les Tibétains nomment dorje les couleurs translucides du ciel et du firmament. Même à l’époque pré-bouddhiste, les peuples des Himalayas adoraient la voûte céleste comme leur Père divin.

 

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Vajra et Gantha (cloche)

 

La contrepartie femelle du vajra est la fleur de lotus (padma) ou la cloche (gantha). En conséquence, padma et gantha représentent tous deux le vagin (yoni). Cela peut être une surprise pour la plupart des Européens de voir à quel point le yoni est vénéré dans le tantrisme. Il est glorifié comme le « site du grand plaisir » (Bhattacharyya, 1982, p. 228). Dans « le giron de la femme de diamant », le yogi trouve un « lieu de sécurité, de paix et de calme et, en même temps, du plus grand bonheur » (Gäng, 1988, p. 89). « La bouddhéité réside dans les organes sexuels féminins », nous enseigne un autre texte (Stevens, 1990, p. 65). Gedün Chöpel nous a donné un hymne enthousiaste au sexe féminin : « Elle est bombée comme le dos d’une tortue et a une bouche fermée par la chair … Regarde cette chose souriante avec l’éclat des fluides de la passion. Ce n’est pas une fleur avec mille pétales ni cent ; c’est un tertre doté de la douceur du fluide de la passion. L’essence raffinée des sucs de la rencontre, du jeu du blanc et du rouge [les fluides mâle et femelle], le goût du miel sauvage est en elle » (Chöpel, 1992, p. 62). Pas étonnant, avec de tels hymnes d’éloge, qu’un rituel sacré régulier soit apparu en l’honneur du vagin. Ce rituel accordait de grands avantages matériels et spirituels à la déesse. « Ohé ! », l’entendons-nous appeler dans le Cakrasamvara Tantra, « j’accorderai le succès suprême à celui qui adorera rituellement mon lotus [vagin], porteur de toute félicité » (Shaw, 1994, p. 155).

 

Cette haute estime pour les organes sexuels féminins est particulièrement surprenante dans le bouddhisme, où le vagin est en définitive la porte de la réincarnation, à laquelle le tantrika tente de mettre fin par tous les moyens. Pour cette raison, pour tous les premiers bouddhistes, quelle que soit l’école, le canal de la naissance humaine compte comme l’un des traits les plus sinistres de notre monde des apparences. Mais c’est précisément parce que le yoni projette  l’humain ordinaire dans le royaume de la souffrance et de l’illusion qu’il est devenu – comme nous le verrons – le « seuil de l’illumination » (Shaw, 1994, p. 59) pour le tantrika. Guéri par l’acte sexuel mystique, le yoni reçoit une fonction procréative supérieure, transcendantale. C’est de lui que surgit la puissante foule des Bouddhas et des Boddhisattvas. Nous lisons dans les textes importants que « le Bouddha réside dans la matrice de la déesse et la voie de l’illumination [est vécue] comme une grossesse » (Faure, 1994, p. 189).

 

Ce culte central du yoni a conduit à une situation où presque tous les textes tantriques commencent par la phrase fondamentale : « Je l’ai entendu dire : un jour le Seigneur Suprême s’attarda dans les vagins des femmes de diamant, qui représentent le corps, le langage et la conscience de tous les Bouddhas ». De même que les premières lettres de la Bible, d’après une croyance de la Kabbale hébraïque, sont supposées contenir l’essence concentrée de tout le Livre Saint, les quatre premières lettres de cette phrase introductive tantrique – evam (« Je l’ai entendu dire ») – résument aussi tout le secret de la Voie du Diamant. « Il a souvent été dit que celui qui a compris evam a tout compris » (Banerjee, 1959, p. 7).

 

On peut déjà trouver ce mot (evam) dans les premières écritures Gupta (vers 300 apr. JC) et il y est représenté sous la forme d’un hexagramme, c’est-à-dire le symbole de l’amour sexuel mystique. La syllabe « e » représente le triangle pointant vers le bas, la syllabe « vam » est représentée comme un triangle pointant vers le haut. Donc « e » représente le yoni (vagin), et « vam » le lingam (phallus). « e » est le lotus, la source, le lieu de tous les secrets enseignés par la doctrine sacrée des tantras ; la citadelle du bonheur, le trône, la Mère. « e » représente aussi « la vacuité et la sagesse ». D’autre part, le « vam » masculin est honoré en tant que « vajra, diamant, maître de la joie, de la méthode, de la grande compassion, le Père ». « e » et « vam » forment ensemble « le sceau de la doctrine, le fruit, le monde des apparences, la voie de la perfection, le père (yab) et la mère (yum) » (voir entre autres Farrow et Menon, 1992, pp. xii ff.). Les syllabes e-vam sont considérées comme si puissantes que le couple divin peut convoquer toute la foule des Bouddhas mâles et femelles.

 

L’origine des dieux et des déesses

Du couple tantrique primordial émanent des paires de Bouddhas et de Boddhisattavas, de dieux et de démons. Avant tous ceux-ci viennent les cinq Tathagatas mâles et femelles (Bouddhas en méditation), les cinq Herukas (Bouddhas courroucés) en union avec leurs partenaires, les huit Bodhisattvas avec leurs épouses. Nous rencontrons aussi des dieux du temps qui symbolisent les années, les mois et les jours, et les « sept couples planétaires rayonnants ». Les cinq éléments (espace, air, feu, eau et terre) sont représentés par paires de forme divine – ceux-là aussi ont leur origine dans l’amour sexuel mystique. Comme cela est dit dans le Hevajra Tantra : « En unissant les organes sexuels mâle et femelle, celui qui tient le Serment accomplit l’union érotique. Du contact dans l’union érotique, de la qualité de dureté, la Terre surgit ; l’Eau naît de la fluidité de la semence ; le Feu naît de la friction du battement ; l’Air est connu pour être le mouvement et l’Espace est le plaisir érotique » (Farrow et Menon, 1992, p. 134).

 

Ce ne sont pas seulement les éléments « purs » qui viennent de la communion érotique, les mélanges en viennent aussi. Par l’union continue du masculin et du féminin, les puissances procréatrices s’écoulent dans le monde, venant de toutes leurs parties corporelles. Dans un commentaire du célèbre érudit tibétain Tsongkhapa, nous lisons que le légendaire mont Meru, les continents, les chaînes de montagnes et tous les paysages terrestres naissent de l’essence des cheveux de la tête, des os, de la vésicule, du foie, des poils, des ongles, des dents, de la peau, de la chair, des tendons, des côtes, des excréments, de la crasse (!) et du pus (!). Les sources, les chutes d’eau, les étangs, les fleuves et les océans se forment à partir des larmes, du sang, des menstruations, du sperme, de la lymphe et de l’urine. Les centres de feu intérieurs de la tête, du cœur, du nombril, de l’abdomen et des membres correspondent dans le monde externe au feu qui est produit en frappant des pierres ou en utilisant une lentille, un foyer ou un feu de forêt. De même, tous les phénomènes externes liés au vent font écho au souffle qui passe dans les corps du couple primordial (Wayman, 1977, pp. 234, 236).

 

De la même manière, les cinq « états globaux » (conscience, intelligence, émotions, perception, corporéité) viennent du couple primordial. Les « douze sens » (sens de l’audition, autres phénomènes, sens de l’odorat, choses tangibles, sens de la vue, goût, sens du goût, sens de la forme, sens du toucher, odeurs, sens de l’esprit, sons) sont aussi des émanations de l’amour sexuel mystique. De plus, chacune des douze « aptitudes à agir » est attribuée à une déesse ou à un dieu – (l’aptitude à uriner, l’éjaculation, l’aptitude orale, la défécation, le contrôle des bras, la marche, le contrôle des jambes, l’aptitude à saisir, l’aptitude à déféquer, la parole, la « plus haute aptitude » (?), l’aptitude à uriner).

 

A coté des dieux du « domaine du corps », nous trouvons ceux du « domaine de la parole ». Le couple divin est considéré comme étant à l’origine du langage. Toutes les voyelles (ali) sont attribuées à la déesse, le dieu est le père des consonnes (kali). Quand ali et kali (qui peuvent aussi apparaître sous forme de divinités personnifiées) s’unissent, les syllabes sont formées. Cachées dans celles-ci, comme dans un œuf magique, se trouvent les semences verbales (bija) à partir desquelles se développe l’univers linguistique. Les syllabes se rejoignent pour construire des unités de sons (mantras). Celles-ci n’ont souvent aucune signification littérale, mais sont très riches en intentions émotionnelles, érotiques, magiques et mystiques. Même s’il y a beaucoup de similarités entre eux, le divin langage des tantras est encore tenu pour être plus puissant que la poésie de l’Occident, puisque les dieux peuvent être commandés par le chant rituel des syllabes germinales. Dans le Vajrayana, chaque dieu et chaque événement divin obéit à un mantra spécifique.

 

Comme l’amour érotique ne néglige rien, le spectre entier des émotions des dieux (tant que celles-ci appartiennent au domaine du désir) doit se trouver originellement dans la relation mystique des sexes. Il n’y a aucune émotion, aucune humeur qui ne vienne pas de là. Les textes parlent de sentiments « érotiques, merveilleux, humoristiques, compatissants, tranquilles, héroïques, dégoûtants, furieux » (Wayman, 1977, p. 328).

 

L’origine du temps et du vide

Dans le Kalachakra Tantra (« Tantra du Temps »), le pôle masculin est le dieu du temps  Kalachakra, le pôle féminin est la déesse du temps Vishvamata. Les symboles principaux de la divinité masculine sont le sceptre de diamant (vajra) et le lingam (phallus). La déesse tient une fleur de lotus ou une cloche, toutes deux des symboles du yoni (vagin). Il règne en tant que « Seigneur du Jour », elle en tant que « Reine de la Nuit ».

 

Le mystère du temps se révèle dans l’amour de ce couple divin. Toutes les expressions temporelles de l’univers sont inclues dans la « Roue du Temps » (kala signifie « temps » et chakra « roue »). Quand la déesse du temps Vishvamata et le dieu du temps Kalachakra s’unissent, ils vivent leur communion comme un « temps élevé », comme un « mariage mystique », comme un Hieros Gamos. Le cercle ou roue (chakra) indique le « temps cyclique » et la loi de l’« éternel retour ». Les quatre grandes époques du monde (mahakalpa) sont aussi cachées dans le mystère du couple primal tantrique, de même que les nombreuses modalités chronologiques. Les textes décrivent la plus petite unité de temps comme un soixante-quatrième d’un claquement de doigt. Secondes, minutes, heures, jours, semaines, mois et années, tous les complexes calculs calendaires tantriques, tout naît de l’amour sexuel mystique entre Kalachakra et Vishvamata. Les quatre têtes du dieu du temps correspondent aux quatre saisons. Incluant le « troisième œil », ses 12 yeux peuvent correspondre aux 12 mois de l’année. En comptant trois articulations par doigt, dans les 24 bras de Kalachakra il y a 360 os, qui correspondent aux 360 jours de l’année dans le calendrier tibétain.

 

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Kalachakra et Vishvamata

 

Le temps se manifeste comme mouvement, l’éternité comme immobilité. Ces deux éléments sont aussi traités dans le Kalachakra Tantra. Ni le temps cyclique ni le temps chronologique n’ont d’influence sur l’état d’immobilité durant le Hieros Gamos. Le fleuve du temps est maintenant asséché, et le fruit de l’éternité peut être savouré. Une telle expérience libère le couple divin du passé tout comme du futur, qui se révèlent illusoires, et leur donne le présent éternel.

 

Quelle est la situation avec la paire d’opposés du temps et de l’espace ? Dans la philosophie européenne et la physique théorique, cette relation a donné lieu à d’innombrables discussions. Les spéculations sur le phénomène de l’espace-temps sont, cependant, bien moins populaires dans le tantrisme. Les textes préfèrent le terme shunyata (vide) pour parler d’« espace », et soulignent les propriétés secrètes du « vide », en particulier son pouvoir paradoxal de faire naître toutes choses. L’espace est vide, « mais l’espace, tel qu’il est compris dans la méditation bouddhiste, n’est pas passif (au sens occidental). … L’espace est la matrice vibrante absolument indispensable pour tout ce qui est » (Gross, 1993, p. 203).

 

Nous pouvons considérer le shunyata (vide) comme le terme le plus central de toute la philosophie bouddhiste. C’est le second ventricule du bouddhisme Mahayana (le premier est la karuna, la compassion pour tous les êtres vivants). Le « vide absolu » dissout dans le non-être tous les phénomènes de l’être, y compris la sphère du Moi Supérieur. Nous sommes incapables de parler de vide, puisque la réalité du shunyata est indépendante de toute construction conceptuelle. Il transcende la pensée et nous ne pouvons même pas affirmer que le monde phénoménal n’existe pas. Ce négativisme radical a été décrit à juste titre comme la « doctrine du vide du vide ».

 

A la lumière de cette impossibilité à exprimer et à décrire le shunyata, on se demande pourquoi il est infailliblement considéré comme un principe « féminin » dans le bouddhisme Vajrayana. Mais il l’est ! Comme opposé polaire masculin, les tantras nomment la conscience (citta) ou la compassion (karuna). « Le Mental est le Seigneur et la Vacuité est la Dame ; ils doivent toujours rester unis dans le Sahaja [le plus haut état d’illumination] », comme le proclame un texte (Dasgupta, 1974, p. 101). Temps et vide se complètent aussi l’un l’autre d’une manière polaire.

 

Ainsi, la divinité Kalachakra (le dieu du temps) s’écrie emphatiquement que « par le pouvoir du temps, l’air, le feu, l’eau, la terre, les îles, les collines, les océans, les constellations, la lune, le soleil, les étoiles, les planètes, les sages, les dieux, les esprits, les nagas (démons serpents), la quadruple origine animale, les humains et les êtres infernaux ont été créés dans le vide » (Banerjee, 1959, p. 16). Dès qu’il a été imprégné par le temps « masculin », le vide « féminin » donne naissance à tout. L’observation que le vagin est vide avant d’émettre la vie a probablement joué un rôle dans le développement de ce concept. Pour cette raison, le shunyata ne peut jamais être compris comme pure négativité dans le tantrisme, mais est plutôt considéré comme l’origine « sans forme » de tout l’être.

 

La lumière claire

Le but ultime de toutes les doctrines mystiques dans la plus large variété de cultures est la capacité à connaître la lumière claire suprême. Les phénomènes lumineux jouent un rôle si important dans le bouddhisme tantrique que le tibétologue italien Giuseppe Tucci parle d’un véritable « photisme » (doctrine de la lumière). La lumière, dont tout provient, est considérée comme le « symbole de l’intrinsèque suprême » (Brauen, 1992, p. 65).

 

En décrivant les phénomènes lumineux surnaturels, les textes tantriques ne se limitent en aucune manière à retrouver leur origine dans une lumière primale mystique, mais ont plutôt rassemblé un catalogue complet de « photismes » qui peuvent être expérimentés. Ceux-ci incluent les étincelles, les lampes, les chandelles, les boules lumineuses, les arcs-en-ciel, les piliers de feu, les lumières célestes, etc., qui se manifestent pendant la méditation. Chacune de ces apparitions présage un niveau particulier de conscience, classé hiérarchiquement. On doit ainsi traverser divers stades lumineux pour pouvoir finalement baigner dans la « suprême lumière claire ».

 

Le trait vraiment unique du tantrisme est que cette « suprême lumière claire » vient du yuganaddha, du Hieros Gamos. C’est dans ce sens que nous devons comprendre la phrase poétique suivante du Kalachakra Tantra : « Dans un monde purgé de l’obscurité, à la fin de l’obscurité attend un couple » (Banerjee, 1959, p. 24).

 

Pour résumer, nous pouvons dire que le tantrisme a fait de l’amour érotique entre les sexes son thème religieux central. Quand le couple divin s’unit dans la félicité, alors « par la force de leur joie, les membres de leur suite fusionnent aussi », c’est-à-dire les autres dieux et déesses, les Bouddhas et les Boddhisattvas avec leurs épouses de sagesse (Wayman, 1968, p. 291). Le couple divin est toute connaissance, puisqu’il connaît et en fait représente lui-même les syllabes germinales qui produisent le cosmos. Avec leur souffle, le dieu du temps (Kalachakra) et la déesse du temps (Vishvamata) contrôlent les mouvements des cieux. L’astronomie et toutes les autres sciences ont leur origine en eux. Ils sont initiés à chaque niveau de méditation, maîtrisent les doctrines secrètes et toutes les formes de yoga subtil. La lumière claire jaillit d’eux. Ils connaissent les lois du karma et la manière dont elles peuvent être suspendues. Avec compassion, le dieu et la déesse prennent soin de l’humanité comme si nous étions leurs enfants, et se consacrent aux affaires du monde. En tant que maître et maîtresse de toutes les formes de temps, ils déterminent le rythme de l’histoire. Etre et non-être fusionnent en eux. Bref, la polarité créative du couple divin produit l’univers.

 

Pourtant cette image de complète beauté entre les sexes ne se trouve pas sur l’autel le plus élevé du bouddhisme tantrique. Qu’est-ce qui pourrait être supérieur au principe polaire de l’univers et de l’infinité ?

 

Sagesse (prajna) et méthode (upaya)

Avant de répondre à cela, nous voulons examiner rapidement une autre paire d’opposés qui se marient dans le yuganaddha. Jusqu’à présent nous n’avons pas encore examiné la polarité la plus souvent citée dans les tantras, la « sagesse » (prajna) et la « méthode » (upaya). Il n’y a aucun texte tantrique originel, aucun commentaire indien ou tibétain et aucun interprète occidental du tantrisme qui ne traite pas en profondeur de « l’union d’upaya et de prajna ».

 

« Sagesse » et « méthode » sont tenues pour être les mère et père incontestés de tous les autres opposés tantriques. Chaque constellation polaire est dérivée de ces deux termes. Pour résumer, upaya représente le principe masculin, le phallus, le mouvement, l’activité, le dieu, l’illumination, etc. ; prajna représente le principe féminin, le vagin, le calme, la passivité, la déesse, la loi cosmique. Toutes les femmes représentent naturellement la prajna, tous les hommes l’upaya. « Les produits de cette Prajna et de cette Upaya [sont] comme le mélange de l’eau et du lait dans un état de non-dualité » (Dasgupta, 1974, p. 93). Il est également affirmé que l’upaya devient une entrave lorsqu’elle n’est pas unie à la prajna ; seules les deux réunis accèdent à la délivrance et à la bouddhéité (Bharati, 1977, p. 171).

 

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Prajna et Upaya

 

Cette extension presque illimitée des deux principes a conduit à une situation dans laquelle ceux-ci ne sont que rarement examinés d’une manière critique. Se trouvent-ils dans une position vraiment polaire l’un par rapport à l’autre ? Pourquoi – demandons-nous – la « sagesse » a-t-elle besoin de la « méthode » ? D’une certaine manière, ces deux opposés ne vont pas ensemble – peut-il vraiment exister une « sagesse » non-méthodique, chaotique ? La prajna (sagesse) ne se suffit-elle pas à elle-même ? N’inclut-elle pas la « méthode » comme un aspect partiel d’elle-même ? Qu’est-ce qu’une sagesse « non-méthodique » ? Même si nous traduisons upaya – comme cela est souvent fait – par « technique », nous n’avons toujours pas une correspondance polaire convaincante avec la prajna. Cette combinaison semble aussi un peu forcée – pourquoi la « technique » et la « sagesse » se rencontreraient-elles dans un mariage mystique ? L’opposition devient encore plus absurde et plus profane si nous traduisons upaya (comme cela est clairement suggéré) par « moyen ingénieux » ou même par « astuce » ou « ruse » (Wilber, 1987, p. 310) [2]. Alors qu’avec « sagesse » on a une certaine idée de ce qui est exprimé, comprendre le terme technoïde upaya présente des difficultés majeures. Nous devons donc examiner cela de plus près.

 

« Dans tous les cas », écrit David Snellgrove, un expert renommé du tantrisme, « il faut souligner qu’ici ‘moyen’ reste un concept doctrinal, servant de moyen pour une fin, et ce concept ne peut en aucun sens être compris comme une fin en soi, comme c’est certainement le cas avec la perfection de la sagesse [prajna] » (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 283). La « méthode » est donc un instrument qui doit être combiné avec un contenu, la « sagesse ». « La sagesse », ajoute Snellgrove, « peut être vue comme représentant l’univers en évolution » (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 244). Du fait de la distribution des deux principes selon des lignes sexuées, cette dernière possède une qualité féminine.

 

La « méthode » instrumentale, qui est attribuée à la sphère masculine, se révèle donc être – comme nous l’expliquerons en détail – une technique sacrée pour contrôler la « sagesse » féminine. L’upaya n’est rien de plus qu’un instrument de manipulation, sans aucun contenu ou substance unique lui appartenant en propre. La méthode est au mieux le moyen d’une fin (c’est-à-dire la sagesse). La réserve analytique et la précision technique sont deux de ses propriétés fondamentales. Comme la sagesse – ainsi que nous pouvons le déduire de la citation de Snellgrove – représente l’univers entier, l’upaya est la méthode avec laquelle l’univers peut être manipulé, et puisque la prajna représente le principe féminin et l’upaya le principe masculin, leur union implique une manipulation du féminin par le masculin.

 

Pour illustrer ce processus, nous devons jeter un coup d’œil rapide sur un mythe grec qui raconte comment Zeus obtint la sagesse (Metis). Un jour le père des dieux avala la femelle titan Metis (en grec, metis signifie « sagesse »). La « sagesse » survécut dans son ventre et lui donna des conseils depuis là. Donc, d’après cette histoire, la seule contribution de Zeus au développement de « sa » sagesse fut le fait de l’avaler habilement. Avec cette méthode (upaya) grossière mais efficace, il pouvait maintenant se présenter comme la source de toute sagesse. Il devint même, par la naissance d’Athena, le « porteur » masculin de la prajna féminine. Metis, la mère d’Athena, donne en fait naissance à sa fille dans l’estomac du père des dieux, mais c’est lui qui la met au monde bon gré mal gré. En armure, Athene, elle-même symbole de sagesse, jaillit du sommet du crâne de Zeus. Elle est née « de la tête » de son père, elle est le produit de ses idées.

 

Ici, le fait d’avaler le féminin et sa (re-)production imaginaire (naissance par la tête) sont les deux techniques (upaya) avec lesquelles Zeus manipule la sagesse (prajna, Metis, Athene) à ses propres fins. Nous verrons plus tard à quel point ce mythe illustre bien le processus du mystère tantrique.

 

En tous cas, nous voudrions émettre l’hypothèse que la relation entre les deux principes tantriques de la « sagesse » et de la « méthode » n’est ni une relation de complémentarité, ni de polarité, ni même d’antinomie, mais plutôt une relation d’hégémonie androcentrique. La traduction de upaya par « astuce » est parfaitement justifiée. Nous ne pouvons donc en aucun sens parler d’un « mariage mystique » de la prajna et de l’upaya, et malheureusement nous démontrerons bientôt qu’il ne reste pas grand-chose de la conception largement répandue (en Occident) du tantrisme en tant que sublime art de l’amour et raffinement spirituel du partenariat.

 

Le culte de la « sagesse » (prajna) en tant qu’énergie cosmique embrassante avait déjà un rôle important dans le bouddhisme Mahayana. Là, une vaste littérature lui est consacrée, les textes Prajnaparamita, et il est encore pratiqué dans toute l’Asie. Dans le fameux Sutra de la Parfaite Sagesse en Huit Mille Vers (vers 100 av. JC) par exemple, la glorification de la prajnaparamita (« suprême sagesse transcendantale ») et la description de la voie du Bodhisattva ont un rôle central. « Si un Boddhisattva veut devenir un Bouddha […], il doit toujours être rempli d’énergie et doit toujours rendre hommage à la Perfection de la Sagesse [prajnaparamita] », lisons-nous ici (D. Paul, 1985, p. 135). Dans l’iconographie du Mahayana, il y a aussi des exemples où la « suprême sagesse » est dépeinte sous la forme d’un être féminin, mais ici il n’est nulle part fait mention de manipulation ou de contrôle de la « déesse ». Dévotion, prière fervente, hymne, chant liturgique, excitation extatique, émotion et joie surabondantes sont les formes d’expression avec lesquelles le croyant vénère la prajnaparamita.

 

 

Le gourou comme manipulateur du divin

 

Au vu de la dissonance précédemment suggérée entre prajna et upaya, nous devons nous demander qui est cette autorité qui, par la « méthode », fait usage de l’énergie-sagesse pour ses propres fins. Cette question est d’autant plus pertinente que dans la réalité visible des religions tantriques – dans la culture du lamaïsme tibétain par exemple – le Vajrayana n’est jamais représenté comme une paire d’égaux, mais presque exclusivement comme un homme seul, dans de très rares cas comme une femme seule. Les deux partenaires ne se rencontrent que pour accomplir l’acte sexuel rituel et ensuite se séparent.

 

De ce qui a déjà été décrit, il s’ensuit de manière concluante que ce doit être le principe masculin qui effectue la manipulation de la sagesse féminine. Cela apparaît dans la figure du « maître tantrique ». Sa connaissance des techniques sacrées fait de lui un « yogi ». Dès qu’il assume le rôle d’enseignant, il est connu sous le nom de guru (sanscrit) ou de lama (tibétain).

 

Comment l’exceptionnelle position de pouvoir du maître tantrique survient-elle ? Tout adepte du Vajrayana pratique le dénommé « yoga de la déité », dans lequel le Moi est imaginé comme une divinité. Le croyant distingue deux niveaux. D’abord il médite sur le « vide » de tout son être, afin de surmonter ses impuretés corporelles, mentales et spirituelles et ses « blocages » et de créer un espace vide. Le cœur de ce processus méditatif de dissolution est l’abandon de l’ego individuel. Après cela, l’image vivante (yiddam) de l’être divin particulier qui doit apparaître dans le rituel approprié se forme dans la conscience imaginative du yogi. Son corps, sa couleur, sa posture, ses vêtements, son expression faciale et son humeur sont décrits en détail dans les textes sacrés et doivent être exactement recréés dans l’esprit. Nous n’avons donc pas affaire à un exercice de libre imagination spontanée et créative, mais plutôt à la reproduction exacte d’un archétype codifié.

 

Le pratiquant doit extérioriser ou projeter le yiddam, de manière à ce qu’il apparaisse devant lui. Mais c’est seulement la première étape ; dans celles qui suivent il s’imagine comme la déité. Ainsi il échange son propre ego personnel contre celui d’un être surnaturel. Le yogi a maintenant surmonté son existence humaine et constitue « jusqu’au dernier atome » une unité avec le dieu (Glasenapp, 1940, p. 101).

 

Mais il ne doit jamais perdre de vue le fait que la déité qu’il a imaginée ne possède pas d’existence autonome. Elle existe purement et exclusivement comme une émanation de son imagination et peut donc être créée, maintenue et détruite à volonté. Mais qui est en réalité ce maître tantrique, ce manipulateur du divin ? Sa conscience n’a rien en commun avec celle d’une personne ordinaire, elle doit appartenir à une sphère supérieure à celle des dieux. Les textes et les commentaires décrivent cette « autorité supérieure » comme le « Moi supérieur » ou comme le Bouddha primitif (ADI BOUDDHA), comme le primordial, l’origine de tout l’être, avec lequel le yogi s’identifie.

 

Ainsi, quand nous parlons d’un « gourou » dans le Vajrayana, alors d’après la doctrine nous n’avons plus affaire à un individu, mais à un être archétypal et transcendantal, qui a emprunté un corps humain afin d’apparaître dans le monde. Les événements ne sont pas sous le contrôle de la personne (du latin persona, « masque »), mais plutôt du dieu agissant à travers elle. Celui-ci à son tour est l’émanation d’un dieu supérieur, une épiphanie de l’ADI BOUDDHA supérieur. Poursuivi jusqu’à sa conclusion logique, cela signifie que le Quatorzième Dalaï-lama (le maître tantrique le plus important du bouddhisme tibétain) détermine la politique des Tibétains en exil non pas en tant que personne, mais en tant que le Bodhisattva Avalokiteshvara, dont il est l’incarnation. Donc, si nous voulons émettre un jugement sur sa politique, nous devons accepter les motifs et les visions d’Avalokiteshvara.

 

L’énorme pouvoir du maître tantrique n’a pas son origine dans une doctrine du Vajrayana, mais dans les deux principales tendances du bouddhisme Mahayana (Madhyamika et Yogachara). L’école Madhyamika de Nagarjuna (cinquième siècle après JC) discute du principe de vide (shunyata) qui forme une base pour tout l’être. Radicalement, cela s’applique aussi aux dieux. Ils sont purement illusoires et pour un yogi ils n’ont pas plus de valeur qu’un outil qu’il emploie pour atteindre ses buts et qu’il laisse ensuite de coté.

 

Paradoxalement, cette radicale théorie perceptuelle bouddhiste conduisit à l’admission d’une multitude de dieux, dont la plupart venaient de la sphère culturelle hindoue. Dès lors ceux-ci purent peupler le ciel bouddhiste, une chose qui était tabou dans le Hinayana. Comme ils étaient en définitive illusoires, il n’y avait plus besoin de les craindre ou de les considérer comme des rivaux ; puisqu’ils pouvaient être « niés », ils pouvaient être « intégrés ».

 

Pour l’école Yogachara (quatrième siècle après JC), tout – le Moi, le monde et les dieux – est constitué de « conscience » ou de « pur esprit ». Cet idéalisme extrême permet aussi au yogi de manipuler l’univers selon ses souhaits et ses plans. Comme les cieux et leurs habitants ne sont rien de plus que des jouets de son esprit, ils peuvent être produits, détruits et échangés à sa fantaisie.

 

Mais pour une évaluation du système Vajrayana, ce qui devrait donner matière à réflexion est le fait, déjà mentionné, que le panthéon bouddhiste présenté sur la scène tantrique est codifié en détail. Ni dans la chorégraphie ni dans les costumes il n’y a eu de changements essentiels depuis le douzième siècle après JC, si l’on est prêt à négliger l’inclusion de plusieurs esprits protecteurs mineurs, dont les plus récents (Dorje Shugden par exemple) datent du dix-septième siècle. Dans l’actuel « yoga de la déité » pratiqué par un adepte aujourd’hui (même un adepte occidental), c’est un ciel pré-ordonné avec ses vieux dieux qu’on fait apparaître. L’adepte fait appel à des images primordiales qui ont été développées dans les milieux culturels indiens/tibétains, peut-être même mongols, et qui bien sûr – comme nous le démontrerons en détail dans la seconde partie de notre étude – représentent les intérêts et les désirs politiques de ces cultures [3].

 

Comme le Maître réside à un niveau supérieur à celui d’un dieu, et qu’il est, en définitive, l’ADI BOUDDHA, ses élèves sont obligés de le vénérer comme un super-être omnipotent, qui commande les dieux et les déesses, les Bouddhas et les Boddhisattvas. L’apothéose suivante d’un enseignant tantrique, que le fondateur semi-mythique du bouddhisme au Tibet, Padmasambhava, prend comme postulant, est symptomatique d’innombrables prières similaires dans la liturgie du tantrisme : « Vous devez savoir que votre maître est plus important que même les mille bouddhas de cet éon. Pourquoi cela ? C’est parce que tous les bouddhas de cet éon sont apparus après avoir suivi un maître. … Le maître est le bouddha [illumination], le maître est le dharma [loi cosmique], de la même manière le maître est aussi le sangha [ordre monastique] » (Binder-Schmidt, 1994, p. 35). Dans le Guhyasamaja Tantra, nous pouvons lire que tous les êtres illuminés s’inclinent devant l’enseignant : « Tous les Bouddhas et Boddhisattvas dans tout le passé, le présent et le futur vénèrent l’Enseignant … [et] prononcent ces paroles vajra : ‘Il est le père de nous tous les Bouddhas, la mère de nous tous les Bouddhas, en cela il est l’enseignant de nous tous les Bouddhas’ » (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 177).

 

Une anecdote bizarre des premières étapes du tantrisme rend cette déification des gourous encore plus apparente. Un jour, le fameux maître vajra, Naropa, demanda à son élève, Marpa : « Si moi et le dieu Hevajra apparaissaient devant toi en même temps, devant qui t’agenouillerais-tu en premier ? ». Marpa pensa : « Je vois mon gourou chaque jour, mais si Hevajra se révèle à moi alors c’est en effet un événement très extraordinaire, et ça serait certainement mieux de lui montrer du respect à lui en premier ! ». Lorsqu’il dit cela à son maître, Naropa claqua des doigts et à ce moment Hevajra apparut avec toute sa suite. Mais avant que Marpa puisse se prosterner dans la poussière devant l’apparition, avec un second claquement de doigts il disparut dans le cœur de Naropa. « Tu as fait une erreur ! », s’écria le maître (Dhargyey, 1985, p. 123).

 

Dans une autre histoire, les protagonistes sont ce même Naropa et son instructeur, le Maître du Kalachakra Tilopa. Tilopa parla à son élève, lui disant : « Si tu veux enseigner, alors construis un mandala ! ». Naropa ne put pas trouver de graines, donc il fit le mandala avec du sable. Mais il chercha sans succès de l’eau pour cimenter le sable. Tilopa lui demanda : « As-tu du sang ? ». Naropa se coupa les veines et le sang coula. Mais ensuite, cherchant partout, il ne put pas trouver de fleurs. « N’as-tu pas de membres ? », demanda Tilopa. « Coupe ta tête et place-la au centre du mandala. Prend tes bras et tes jambes et arrange-les autour d’elle ! ». Naropa fit ainsi et consacra le mandala à son gourou, ensuite il perdit conscience à cause de la perte de sang. Lorsqu’il reprit conscience, Tilopa lui demanda : « Es-tu content ? », et Naropa répondit : « Le plus grand bonheur est de pouvoir consacrer ce mandala, fait de ma propre chair et de mon propre sang, à mon gourou ».

 

Le pouvoir des gourous – c’est ce que ces histoires doivent nous enseigner – est sans limites, alors que le dieu n’est finalement qu’une illusion que le gourou peut produire et dissoudre à volonté. Il est le Seigneur supérieur, qui règne sur la vie et la mort, le ciel et l’enfer. A travers lui parle L’ESPRIT ABSOLU, qui ne tolère rien en-dehors de lui.

 

L’élève doit complètement abandonner son ego individuel et le transformer en un sujet de L’ESPRIT qui réside dans son enseignant. « Moi et mon enseignant ne faisons qu’un » signifie alors que le même ESPRIT vit dans les deux.

 

 

L’appropriation de la gynergie et les stratégies de pouvoir androcentrique

 

C’est seulement dans des cas extrêmement rares que l’omnipotence et la divinité d’un yogi sont acquises à la naissance. C’est habituellement le résultat d’une progression spirituelle graduelle et compliquée. Evidemment, pour pouvoir atteindre son omnipotence, qui doit transcender même la polarité sexuelle de tout ce qui existe, un maître tantrique mâle a besoin d’une substance, que nous nommons « gynergie » (énergie femelle) et que nous allons examiner de plus près dans ce qui suit. Comme il ne peut pas, au début de son chemin vers le pouvoir, trouver cet « élixir » en lui-même, il doit le rechercher là où en accord avec les lois de la nature celui-ci doit se trouver en abondance, dans les femmes.

 

Le Vajrayana est donc – d’après le jugement d’un grand nombre de chercheurs occidentaux des deux sexes – une technique magique sexuelle mâle conçue pour « dérober » aux femmes leur forme d’énergie femelle particulière et la rendre utile pour l’homme. Après le « vol », elle coule pour l’adepte tantrique comme la source qui alimente ses expériences d’illumination spirituelle. Toutes les puissances qui, d’un point de vue tibétain, peuvent être cherchées et trouvées dans la sphère féminine sont vraiment stupéfiantes : connaissance, matière, sensualité, langage, lumière – en effet, d’après les textes tantriques, le yogi perçoit tout l’univers comme féminin. Pour lui, la force féminine (shakti) et la sagesse féminine (prajna) donnent constamment naissance à la réalité ; même des vérités transcendantales comme le « vide » (shunyata) sont féminines. Sans « gynergie », dans la vision tantrique des choses, aucun des niveaux supérieurs le long du chemin vers l’illumination ne peut être atteint, et donc en aucune circonstance un état de perfection.

 

Afin de pouvoir acquérir la force féminine primordiale de l’univers, un yogi doit avoir maîtrisé les méthodes spirituelles appropriées (upaya), que nous examinons en détail plus loin dans cette étude. Le spécialiste bien connu de la culture tibétaine, David Snellgrove, décrit leur fonction principale comme étant la transmutation de la forme féminine en forme masculine dans l’intention d’accumuler du pouvoir. C’est pour cela et non pour une autre raison que le tantrika recherche le contact avec une femelle. Habituellement, « le pouvoir s’écoule de la femme vers l’homme, particulièrement quand elle est plus puissante que lui », nous informe l’indologue Doniger O’Flaherty (O’Flaherty, 1982, p. 263). C’est pourquoi, puisque la puissance féminine crée le monde, le yogi masculin « non-créatif » ne peut devenir un créateur que s’il s’approprie les pouvoirs créatifs de la déesse. « Puissais-je être né de naissance en naissance », s’écrie-t-il ainsi dans le Hevajra Tantra, « concentrant en moi-même l’essence de la femme » (Snellgrove, 1959, p. 116). Il est le sorcier qui croit que toute puissance est féminine, et qu’il connaît le secret de la manière de la manipuler.

 

La clé de ses rêves d’omnipotence se trouve dans la manière dont il peut se transformer en un être « surnaturel », un androgyne qui a accès aux potentiels des deux sexes. Les deux énergies sexuelles perdent maintenant leur rapport d’égalité et sont mises en une relation hiérarchique dans laquelle la partie masculine exerce un contrôle absolu sur la féminine.

 

Quand, dans la situation inverse, le principe féminin s’approprie le masculin et tente de la dominer, nous avons un cas de gynandrie. Les rites gynandriques sont connus des tantras hindous. Mais à l’opposé, dans le bouddhisme androcentrique nous avons exclusivement affaire à la production d’un état androgynique « parfait », c’est-à-dire en termes sociaux au pouvoir des hommes sur les femmes ou, en bref, à l’établissement d’un régime monastique patriarcal.

 

Comme la « bisexualité » du yogi représente un préliminaire au développement de son pouvoir, elle constitue un thème central de discussion dans tout tantra supérieur. Elle est connue simplement comme le principe du « deux-en-un », qui suspend toutes les oppositions, comme sagesse et méthode, sujet et objet, vide et compassion, mais avant tout masculin et féminin (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 285). D’autres phrases incluent la « bipolarité » ou la réalisation de la « divinité bisexuelle dans son propre corps » (Herrmann-Pfand, 1992, p. 314).

 

Cependant, le principe du « deux-en-un » n’est pas dirigé vers un état au-delà de la sexualité et de l’amour érotique, comme les interprètes modernes le comprennent souvent à tort. Le maître tantrique utilise délibérément les énergies sexuelles masculine/féminine pour obtenir et exercer le pouvoir et ne les détruit pas, même si elles sont présentes seulement dans sa propre identité après l’initiation. Elles continuent à fonctionner ici en tant que les deux forces primordiales polaires, mais maintenant à l’intérieur du yogi androgyne.

 

Ainsi, dans le tantrisme nous avons en tous cas affaire à un culte érotique, un culte qui reconnaît l’amour érotique cosmique comme la force définissante de l’univers, même si elle est manipulée dans un but de pouvoir. Cela est en forte opposition avec les concepts asexués du bouddhisme Mahayana. « L’état de bisexualité, défini comme la possession des deux pouvoirs sexuels masculin et féminin, était considéré comme malheureux, c’est-à-dire défavorable au progrès spirituel. A cause du pouvoir sexuel excessif de la masculinité et de la féminité, l’individu bisexuel avait une faiblesse de volonté ou une inattention envers les préceptes moraux », rapporte Diana Paul en référence au « Grand Véhicule » (D. Paul, 1985, pp. 172–173).

 

Mais le Vajrayana ne se laisse pas intimider par de telles proclamations, et vénère au contraire l’androgyne comme un être de diamant radieux, qui sent dans son cœur « le baiser merveilleux des forces mâle et femelle intérieures » (Mullin, 1991, p. 243). L’androgyne tantrique est supposé prendre les désirs et les joies des deux sexes, mais aussi leur pouvoir concentré. Bien que sous sa forme terrestre il apparaisse devant nous comme un homme, le yogi règne cependant à la fois comme homme et femme, comme dieu et déesse, comme père et mère en même temps. Le postulant reçoit l’instruction de « visualiser le lama en tant que Kalachakra sous son aspect de Père et Mère, c’est-à-dire en train de s’unir avec son épouse » (Dalaï-lama XIV, 1985, p. 174), et doit ensuite déclarer à son gourou : « Tu es la mère, tu es le père, tu es l’enseignant du monde ! » (Grünwedel, Kalacakra II, p. 180).

 

Le Bouddha vaginal

Le but de l’androgynie est l’acquisition du pouvoir absolu, puisque d’après la doctrine tantrique le cosmos entier doit être vu comme le jeu et le produit des deux sexes. Ces derniers  étant maintenant unis dans le corps mystique du yogi, celui-ci croit de ce fait qu’il dispose de la force de l’enfantement – cette aptitude naturelle de la femme dont il manque essentiellement en tant qu’homme et qu’il désire donc si fortement.

 

Ce désir trouve son expression dans, entre autres choses, le titre royal de Bhagavan (souverain  ou régent), qu’il acquiert après l’initiation tantrique. Le mot sanscrit bhaga désignait à l’origine le sexe féminin, utérus, vagin ou vulve. Mais bhaga signifie aussi bonheur, félicité, richesse, parfois vide. Cette métaphore indique que la multiplicité du monde émerge de l’utérus de la femme. Le yogi se laisse ainsi vénérer dans le Kalachakra Tantra comme Bhagavat ou Bhagavan, comme un porteur de la force d’enfantement femelle ou alternativement comme un « pourvoyeur de bonheur ». « Le Bouddha est appelé Bhagavat, parce qu’il possède la Bhaga, cela caractérise la qualité de son règne » (Naropa, 1994, p. 136), pouvons-nous lire dans le commentaire de Naropa au onzième siècle, et le célèbre tantrika continue, « La Bhaga est d’après la tradition la corne d’abondance en possession des six avantages dans leur forme parfaite : souveraineté, beauté, bon nom ou bonne réputation, abondance, perspicacité, et la force appropriée pour pouvoir atteindre l’ensemble de ses buts » (Naropa, 1994, p. 136). Dans leur introduction au Hevajra Tantra, les auteurs contemporains G. W. Farrow et I. Menon écrivent : « Dans la vision tantrique, le Bhagavan est défini comme celui qui possède Bhaga, l’utérus, qui est la source » (Farrow et Menon, 1992, p. xxiii).

 

Bien que cette usurpation mâle de la Bhaga ait atteint pour la première fois sa pleine mesure et sa pleine profondeur de symbolisme dans le tantrisme, elle est annoncée par un motif corporel particulier dans une phase antérieure du bouddhisme. En accord avec un canon largement accepté, un Bouddha historique doit s’identifier par 32 traits distinctifs. Ceux-ci prennent la forme de marques inhabituelles sur son corps physique, comme par exemple des images de roues solaires sur les plantes de ses pieds. Le dixième signe, connu de la médecine occidentale sous le nom de cryptorchidie, est que le pénis est recouvert d’un épais repli de peau, « la dissimulation des organes inférieurs dans un fourreau » ; ce texte continue en ajoutant : « Les organes sexuels de Bouddha sont cachées comme ceux d’un cheval [c’est-à-dire d’un étalon] » (Gross, 1993, p. 62).

 

Même si la cryptorchidie en tant qu’indicateur de l’Illuminé dans le bouddhisme Mahayana est destinée à montrer son « asexualité », à notre avis dans le Vajrayana elle ne peut signaler que l’appropriation des énergies sexuelles féminines sans que le Bouddha ait besoin de renoncer à sa puissance masculine. Au lieu de cela, en faisant une comparaison avec un étalon qui a un pénis reposant naturellement dans un « fourreau », il est possible de faire le lien avec l’une des plus puissantes métaphores sexuelles mythiques de la région culturelle indienne. Depuis les Védas, l’étalon a été vu comme le symbole animal suprême pour la puissance mâle. Dans le folklore tibétain, les Dalaï-lamas possèdent aussi la capacité de « rétracter » leurs organes sexuels (Stevens, 1993, p. 180).

 

Le Bouddha comme mère et le yogi comme déesse

L’« aptitude à donner naissance » acquise par le « vol » de la gynergie transforme le gourou en une « mère », une super-mère qui peut elle-même produire des dieux. Chaque lama tibétain estime donc hautement le fait qu’il peut prétendre aux puissants symboles de la maternité, et une épithète populaire pour les yogis tantriques est « Mère de tous les Bouddhas » (Gross, 1993, p. 232). Le rôle maternel présuppose logiquement une grossesse symbolique. En conséquence, être « enceinte » est une métaphore ordinaire utilisée pour décrire la capacité productive d’un maître tantrique (Wayman, 1977, p. 57).

 

Mais en dépit de toutes ses qualités maternelles, le yogi représente en définitive le dieu suprême mâle, l’ADI BOUDDHA, qui a produit la déesse mère à partir de lui-même en tant qu’archétype : « Il faut remarquer que la déesse primordiale a été émanée du Seigneur », note un important interprète tantrique, « Le Seigneur est l’Eternel sans commencement ; alors que la Déesse, émanant du corps du Seigneur, est celle qui est produite » (Dasgupta, 1946, p. 384). Eve fut créée à partir d’une côte d’Adam, comme la Genèse nous en informe déjà. Puisque, d’après l’initiation tantrique, le féminin doit exister seulement comme un élément manipulable du masculin, les tantras parlent de la « femelle née en même temps » (Wayman, 1977, p. 291).

 

Dès que l’émanation de la déesse mère à partir du dieu masculin a été formellement incorporée au canon, il n’y a plus d’obstacle à une auto-imagination et à une auto-production du lama comme déesse. « Ensuite vois-toi comme femme divine sous une forme vide » (Evans-Wentz, 1937, p. 177), enseigne un guide de méditation à son élève. Dans un autre, ce dernier déclame : « Je deviens moi-même instantanément la Dame Sacrée » (cité par Beyer, 1978, p. 378).


Steven Segal (acteur d’Hollywood) : Le Dalaï-lama « est la grande mère de toute éducation et de tout amour. Il accepte tous ceux qui viennent sans jugement. » (Schell, 2000, p. 69)


Sitôt équipé de la force du féminin, le maître tantrique a même la capacité de produire des foules entières de figures femelles à partir de lui-même ou de remplir tout l’univers avec une seule figure femelle : « Pour commencer, imagine l’image (de la déesse Vajrayogini) d’à peu près la taille de ton propre corps, puis de celle d’une maison, puis d’une colline, et finalement à l’échelle de l’espace extérieur » (Evans-Wentz, 1937, p. 136). Ou bien il imagine le cosmos comme un immense et interminable palais de couples surnaturels : « Toutes les divinités mâles dansent en moi. Et toutes les divinités femelles font passer leurs chants vajra sacrés à travers moi », écrit lyriquement le Dalaï-lama dans un chant tantrique (Mullin, 1991, p. 67). Mais « ensuite, il [le yogi] peut dissiper ces couples dans sa méditation. Peu à peu il réalise que leur existence objective est illusoire et qu’ils ne sont qu’une fonction. … Il les transcende et finit par les voir comme des images reflétées dans un miroir, comme un mirage et ainsi de suite » (Carelli, 1941, p. 18).

 

Cependant, en-dehors des rites et des séances de méditations, c’est-à-dire dans le monde réel, le super-être doublement sexué apparaît presque exclusivement dans le corps d’un homme et seulement très rarement comme une femme, même s’il s’exclame dans le Guhyasamaja Tantra : « Je suis sans aucun doute les deux figures. Je suis femme et je suis homme, je suis la figure de l’androgyne » (Gäng, 1998, p. 66).

 

Qu’arrive-t-il à la femme ?

Dès que le yogi lui a « dérobé » sa gynergie en utilisant des techniques magiques sexuelles, la femme disparaît du scénario tantrique. « Le partenaire féminin », écrit David Snellgrove, « connu comme Fille de Sagesse [prajna] et supposé incarner cette grande perfection de la sagesse, est en fait utilisée comme moyen pour une fin, qui est atteinte par le yogi lui-même. De plus, dès qu’il a maîtrisé les techniques de yoga requises il n’a pas besoin d’un partenaire féminin, car tout le processus est rejoué dans son propre corps. Donc en dépit des éloges des femmes dans ces tantras et leur statut symbolique élevé, toute la théorie et la pratique est donnée pour le bénéfice des mâles » (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 287).

 

On peut trouver des citations équivalentes de nombreux autres interprètes occidentaux du tantrisme : « Dans le tantrisme… la femme est un moyen, un objet étranger, sans possibilité de mutualité ou de communication réelle » (cité par Shaw, 1994, p. 7). La femme « doit être utilisée comme un objet rituel et ensuite rejetée » (également cité par Shaw, 1994, p. 7). Ou, à un autre endroit : les yogis avaient « des rapports sexuels sans sensualité … Il n’y a pas de relation d’intimité avec un individu – la femme … impliquée est un objet, une représentation de pouvoir … les femmes sont simplement des batteries spirituelles » (cité par Shaw, 1994, n. 128, pp. 254–255). La femme fonctionne comme un « outil de salut », comme une « aide sur le chemin de l’illumination ». Le but du Vajrayana est même « de détruire la femelle » (cité par Shaw, 1994, p. 7).

 

Accessoirement, cette fonctionnalisation du partenaire sexuel est traitée – comme il nous reste à le montrer – sans réflexion ni honte dans les textes Vajrayana originels. Les auteurs occidentaux modernes ayant des vues compatibles avec celles du bouddhisme, au contraire, tendent vers l’opinion que l’androgyne tantrique harmonise les deux rôles sexuels d’une manière égale en lui, de sorte que le modèle androgyne est valable à la fois pour les hommes et les femmes. Mais ce n’est pas le cas. Même au niveau étymologique, androgynie (de l’ancien grec anér, « homme » et gyné, « femme ») ne peut pas être appliqué aux deux sexes. Le terme signifie – lorsqu’il est pris littéralement – les forces mâles-féminines possédées par un homme, alors que pour une femme le phénomène respectif devrait être nommé « gynandrie » (forces femelles-masculines possédées par une femme).

 

Androgynie contre gynandrie

Puisque l’androgynie et la gynandrie sont utilisées en référence à l’organisation d’énergies spécifiques au sexe et non à une description de caractéristiques sexuelles physiques, on pourrait penser que nous sommes ici trop pédants. Cela serait vrai si le tantrisme n’impliquait pas un culte extrême du corps, de la psyché et de l’esprit mâles. A de très rares exceptions près, tous les gourous du Vajrayana sont des hommes. Ce qui est vrai du monde des apparences est également vrai au niveau transcendantal le plus élevé. L’ADI BOUDDHA est essentiellement décrit sous la forme d’un homme.

 

Après notre discussion sur la physiologie « mystique » du yogi, nous pourrons à nouveau voir que cela décrit la construction d’un corps masculin d’énergie. Mais tous les doutes sur le fait de savoir si l’androgynie représente une usurpation virile des énergies féminines devraient disparaître dès que nous aurons exposé les secrets de la gnose de la semence tantrique.

 

Par conséquent, la tentative de créer un être androgyne à partir d’une femme signifie que sa propre essence féminine devient subordonnée à un principe masculin (le principe de anér). Même quand elle exhibe les caractéristiques sexuelles extérieures d’une femme (seins et vagin), en termes d’énergie elle se transforme en homme, comme nous le savons déjà d’après le bouddhisme Mahayana. A l’opposé, une contrepartie vraiment femelle à un gourou  androgyne serait une maîtresse gynandrique. La question, cependant, est de savoir si les techniques enseignées dans les tantras bouddhistes sont adaptées pour instituer un processus transformant une femme dans le sens de la gynandrie, ou si elles ont été écrites par et pour des hommes seulement. C’est seulement après une description détaillée des rituels tantriques que nous pourrons répondre à cette question.

 

 

Le pouvoir absolu du « Grand Sorcier » (Maha Siddha)

 

Le but de l’androgynie tantrique est la concentration du pouvoir absolu dans le maître tantrique, ce qui de son point de vue constitue le contrôle sans restriction des deux forces primales cosmiques, le dieu et la déesse. Si l’on suppose qu’il a, par un effort méditatif constant, détruit son ego individuel, alors ce n’est plus une personne qui a concentré ce pouvoir en lui-même. A la place de l’ego humain, il y a le super-ego d’un dieu avec des pouvoirs de grande portée. Ce sujet surhumain ne connaît aucune limitation lorsqu’il proclame dans le Hevajra Tantra, « Je suis le révélateur, je suis la doctrine révélée et je suis le disciple doué de bonnes qualités. Je suis le but, je suis le maître du monde et je suis le monde ainsi que les choses terrestres » (Farrow and Menon, 1992, p. 167). Dans les tantras, il y a une distinction entre deux types de pouvoir :

 

  • Pouvoir surnaturel, c’est-à-dire, en fin de compte, conscience illuminée et bouddhéité.
  • Pouvoir terrestre tel que richesse, santé, régence, victoire sur un ennemi, et ainsi de suite.

 

Mais une classification des tantras en une catégorie inférieure, se préoccupant seulement de questions terrestres, et une catégorie supérieure, dans laquelle les buts vraiment religieux sont enseignés, n’est pas possible. La totalité des écrits concernent à la fois le « sacré » et le « profane ».

 

Le pouvoir surnaturel donne au maître tantrique le contrôle de tout l’univers. Il peut le dissoudre et le rétablir. Cela lui donne le contrôle de l’espace et du temps dans toutes leurs formes d’expression. En tant que « dieu du temps » (Kalachakra), il devient « seigneur de l’histoire ». En tant qu’ADI BOUDDHA, il détermine le cours de l’évolution.

 

Le pouvoir terrestre signifie avant tout pouvoir commander les autres avec succès. Dans l’universalisme du Vajrayana, ceux qui sont commandés ne sont pas seulement des gens, mais aussi des êtres d’autres sphères trans-humaines – esprits, dieux et démons. Ces derniers ne peuvent pas être dirigés par des moyens terrestres, mais seulement par l’art de la magie surnaturelle. Fondamentalement donc, le pouvoir d’un gourou s’accroît en proportion du nombre et de l’efficacité de ses « forces magiques » (siddhis). Pouvoir et connaissance des arts magiques sont synonymes pour un maître tantrique.

 

Une telle présence envahissante de la magie est quelque peu fantastique pour notre conscience occidentale. Nous devons donc tenter de nous replonger dans l’Inde ancienne, le pays merveilleux des miracles et des secrets, et d’imaginer l’ambiance occulte d’où émergea le bouddhisme tantrique. L’indologue Heinrich Zimmer a décrit l’atmosphère de cette époque comme suit : « Ici la magie est quelque chose de très réel. Une parole magique correctement prononcée pénètre les autres personnes sans résistance, les transforme, les ensorcelle. Puis sous le sortilège de la participation involontaire l’autre s’ouvre au fluide de la volonté magique, qui transmet électriquement le courant qui la relie à lui » (Zimmer, 1973, p. 79). A notre époque, les choses ne sont parfois pas différentes de ce qu’elles étaient dans l’ancien Tibet. Tous les phénomènes du monde sont magiquement interconnectés, et « des liens secrets [relient] chaque parole, chaque acte, et même chaque pensée au fondement éternel du monde » (Zimmer, 1973, p. 18). En tant que « porteurs de pouvoir magique » ou « rois sorciers », les yogis tantriques tissent des filets à partir de ces liens. C’est pourquoi ils sont connus sous le nom de Maha Siddhas, « Grand Sorciers ».

 

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« sorcier » lamaïste (a Ngak’phang gÇodpa)

 

Si nous prenons le temps d’examiner ce que les tantras disent sur les objets magiques qui équipent les Mahas Siddhas, cela nous rappelle les objets merveilleux que seuls les héros de contes de fées possèdent : une épée magique qui donne la victoire et le pouvoir sur tous les ennemis possibles ; un remède pour les yeux avec laquelle on peut découvrir les trésors cachés ; une paire de « bottes de sept lieues » qui permet à l’adepte d’atteindre en un rien de temps n’importe quel endroit de la terre, en voyageant à la fois sur le sol et dans les airs ; il y a un élixir qui transforme alchimiquement les métaux grossiers en or pur ; une potion magique qui procure l’éternelle jeunesse et un remède miracle qui protège de la maladie et de la mort ; des pilules qui donnent le pouvoir de prendre n’importe quelle forme ; un capuchon magique qui rend le sorcier invisible. Il peut prendre l’apparence de plusieurs individus différents en même temps, peut suspendre la gravité et peut lire dans les pensées des gens. Il connaît ses incarnations précédentes, a maîtrisé toutes les techniques de méditation ; il peut se contracter jusqu’à la taille d’un atome ou étendre son corps jusqu’aux étoiles. Il possède « l’œil divin » et « l’oreille divine ». Bref, il a le pouvoir de tout déterminer selon sa volonté.

 

Les Maha Siddhas contrôlent l’univers par leurs sortilèges, leurs formules magiques ou leurs mantras. « Je suis conscient », commente David Snellgrove, « que les bouddhistes occidentaux d’aujourd’hui, spécialement ceux qui sont des adeptes de la tradition tibétaine, n’aiment pas ce mot anglais [spell, « charme », « sortilège »] utilisé pour désigner les mantras et le reste, à cause de son association avec la magie vulgaire. Il suffit de répondre que, que cela plaise ou non, la plus grande partie des tantras traite précisément de vulgaire magie, parce que c’est ce qui intéresse la plupart des gens » (Snellgrove, 1987,vol. 1, p. 143).

 

Les sortilèges « érotiques », qui permettent au yogi d’obtenir des femmes pour ses rituels magiques sexuels, sont mentionnés remarquablement souvent dans les textes tantriques. Le yogi continue à pratiquer l’acte sexuel rituel après son illumination : comme la clé du pouvoir se trouve dans la femme, chaque acte sexuel liturgique soutient son omnipotence. Ce ne sont pas seulement les êtres terrestres qui doivent obéir à de tels mantras, mais aussi les anges femelles et les horribles habitants du monde souterrain.

 

Le sorcier tout-puissant peut aussi asservir une femme contre sa volonté. Il lui suffit de former une image de la personne réelle désirée. En méditation, il envoie une fleur-flèche au milieu de son cœur et imagine que la victime d’amour tombe inconsciente sur le sol. Elle a à peine rouvert les yeux que le conquérant, brandissant son épée et son miroir, la force à accomplir ses désirs. Ce scénario réalisé en imagination peut forcer toute femme réelle à tomber dans les bras du yogi sans résistance (Glasenapp, 1940, p. 144). Un autre pouvoir magique lui permet de s’emparer du corps d’un mari à son insu et de passer la nuit avec son épouse incognito, ou il peut se multiplier en suivant l’exemple du dieu indien Krishna puis dormir avec des centaines de vierges simultanément (Walker, 1982, p. 47).

 

Finalement, nous attirons l’attention sur un grand nombre de Siddhis (pouvoirs magiques) destructeurs : pour transformer une personne en pierre, le Hevajra Tantra recommande d’utiliser des perles de cristal et de boire du lait ; pour subjuguer quelqu’un, il faut du bois de santal ; pour l’ensorceler, de l’urine ; pour créer la haine entre des êtres des six mondes, l’adepte doit employer de la chair et des os humains ; pour faire apparaître quelque chose, il faut brandir les os d’un brahmane mort et consommer du crottin animal. Avec des os de buffle, l’illuminé peut tuer ses ennemis (Snellgrove, 1959, p. 118). Il y a des sortilèges qui coupent instantanément une personne en deux. Cette magie noire, cependant, ne doit être appliquée qu’à une personne qui a enfreint la doctrine bouddhiste ou insulté un gourou. On peut aussi imaginer la personne malfaisante en train de vomir du sang, ou avec une aiguille ardente plantée dans son dos ou une lettre enflammée marquant son cœur – à l’instant même elle tombera morte (Snellgrove, 1959, pp. 116–117). En utilisant le « rituel de la craie », un yogi peut détruire toute une armée ennemie en quelques secondes, chaque soldat perdant soudain sa tête (Snellgrove, 1959, p. 52). Dans la seconde partie de notre analyse, nous discuterons en détail comment de telles pratiques mortelles magiques faisaient partie, et jusqu’à un certain point font encore partie, de la politique d’Etat tibétaine/lamaïste.

 

En toute justice, il faut néanmoins mentionner qu’à un moindre degré dans les textes tantriques d’origine mais très fréquemment dans les commentaires, tout usage arbitraire du pouvoir et de la violence est explicitement prohibé par le serment du Boddhisattva (agir seulement dans l’intérêt de tous les êtres souffrants). Il n’existe pas de tantra, de cérémonie ou de prière dans laquelle il n’est pas affirmé à plusieurs reprises que toute magie doit être pratiquée seulement par compassion (karuna). Cette exigence constante, répétée souvent d’une manière presque suspecte, se révèle être, comme nous le verrons, une dissimulation, puisque dans le tantrisme le pouvoir et la violence sont d’une nature structurelle et pas seulement d’une nature morale.

 

Pourtant, à la lumière des structures de pouvoir de l’Etat moderne, de l’économie mondiale, de l’armée et des médias modernes, les imaginations des Maha Siddhas semblent naïves. Leurs ambitions ont quelque chose d’individualiste et de fantastique. Mais les apparences sont trompeuses. Même dans l’ancien Tibet, l’emploi de forces magiques (siddhis) était considéré comme une partie importante de la politique de l’Etat bouddhocratique. Dans l’histoire du lamaïsme officiel, la magie rituelle était bien plus importante que les guerres ou les activités diplomatiques et, comme nous le montrerons, l’est encore.

 

Le concept tantrique, selon lequel le pouvoir est de l’amour érotique transformé, est aussi familier pour la psychanalyse moderne. Il est vrai que dans la psyché occidentale cette transformation est habituellement, sinon toujours, une transformation inconsciente. D’après Sigmund Freud, l’amour érotique refoulé peut devenir une illusion de pouvoir. Au contraire, dans le tantrisme ce processus inconscient est sciemment manipulé et reflété dans une expérience presque mécanique. Il peut – comme dans le cas du lamaïsme – définir une culture entière. Le psychologue hollandais Fokke Sierksma, par exemple, suppose que la « soif de pouvoir » opère comme une force directrice essentielle derrière la vie monastique tibétaine. D’après cet auteur, un moine peut prétendre méditer sur la manière de parvenir à un état de vide, mais « en pratique le résultat n’est pas le vide mais l’inflation de l’ego ». Pour le moine, c’est une question de « pouvoir spirituel, pas de libération mystique » (Sierksma, 1966, pp. 125, 186).

 

Mais encore plus stupéfiant que le monde magique/tantrique de l’ancien Tibet est le fait que les fantasmagories du tantrisme ont réussi de nos jours à pénétrer la conscience culturelle de notre civilisation occidentale hautement industrialisée, et qu’elles ont réussi à s’y ancrer avec tous leurs atavismes associés. Cette tentative de conquête de l’Occident par le Vajrayana avec ses pratiques magiques est le sujet central de notre étude.


Notes :

[1] Le premier document bouddhiste tantrique connu, le Guhyasamaja Tantra, date seulement du 4ème siècle. De nombreux autres textes suivirent ensuite, qui présentent néanmoins tous le même modèle basique. Le processus formatif se termina dès le 11ème siècle avec le Kalachakra Tantra.

[2] A Berkeley (USA) en 1987, une conférence eut lieu où la discussion se concentra principalement sur le terme upaya.

[3] Cette intégration culturelle des divinités tantriques est généralement niée par les lamas. Infatigablement, ils assurent à leurs auditeurs qu’il s’agit d’archétypes universellement applicables, que n’importe qui, quelle que soit sa religion, peut reprendre. Il est vrai que la doctrine Shunyata, la « doctrine du vide », permet théoriquement de rassembler aussi puis d’écarter les déités d’autres cultures. Des gourous « modernes » comme Chögyam Trungpa, qui est mort en 1989, se réfèrent aussi au réservoir archétypal total de l’humanité dans leurs enseignements. Mais dans leur pratique spirituelle ils se fient exclusivement à des symboles, des yiddams et des rites tantriques et tibétains.

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