Chapitre 2 de la première partie du livre
L’ombre du Dalaï-lama
sexualité, magie et politique dans le
bouddhisme tibétain
Éxposé du
livre
(Édition anglais: The Shadow of the Dalai Lama )
Le chapitre a été
traduit par Franz Destrebecq
Pour les références: References
2. BOUDDHISME TANTRIQUE
La quatrième et
dernière phase du bouddhisme entra sur la scène mondiale au troisième
siècle de l’ère chrétienne au plus tôt. Elle est connue sous les noms de Tantrayana,
Vajrayana ou Mantrayana : le « Véhicule du
Tantra », la « Voie du Diamant » ou « Voie des formules
magiques ». Les enseignements du Vajrayana sont conservés dans
les textes sacrés, connus sous le nom de tantras. Ce sont des
doctrines secrètes occultes, qui – d’après la légende – avaient déjà été
composées par le Bouddha Shakyamuni, mais l’époque n’était pas jugée mûre
pour qu’elles soient révélées aux adeptes avant qu’un millier d’années ne
soit passé après sa mort.
Il est vrai que le Vajrayana
adhère fondamentalement aux idées du bouddhisme Mahayana, en particulier la
doctrine de l’illusion de toutes les apparences et le précepte de
compassion pour tous les êtres souffrants, mais le tantrisme annule
temporairement les hautes exigences morales du « Grand Véhicule »
par une inversion comportementale « amorale » radicale. Pour
atteindre l’illumination dans cette vie, il adopte des méthodes qui
inversent les valeurs bouddhistes classiques en leur opposées directes.
Le tantrisme se
considère lui-même comme le niveau le plus élevé de tout l’édifice des
enseignements bouddhistes et établit une relation hiérarchique avec les
deux phases antérieures du bouddhisme, par laquelle le niveau inférieur est
occupé par le Hinayana et le niveau médian par le Mahayana.
Les saints hommes des diverses écoles sont classés de la même manière. A la
base se trouve l’Arhat, ensuite vient le Boddhisattva, et
tous sont dominés par le Maha Siddha, le Grand Maître tantrique. Les
trois stades du bouddhisme existent actuellement l’un à coté de l’autre en
tant que systèmes religieux autonomes.
Au huitième siècle
après JC, avec l’appui de la dynastie tibétaine de l’époque, des moines
indiens introduisirent la Vajrayana au Tibet, et depuis lors
celui-ci a constitué la religion du « Pays des Neiges ». Bien que
de nombreux éléments de la culture indigène furent intégrés dans le milieu
religieux du bouddhisme tantrique, ce ne fut jamais le cas avec les textes
de base. Ceux-ci étaient tous originaires d’Inde. On peut les trouver, avec
des commentaires additionnels, dans deux recueils canoniques, le Kanjur
(une traduction du 13ème siècle des paroles du Bouddha) et le Tanjur
(une traduction des textes doctrinaux du 14ème siècle). Les
premiers écrits rituels rédigés au Tibet ne sont pas considérés comme
faisant partie du canon officiel (Cela ne signifie cependant pas qu’ils
n’étaient pas mis en usage pratique).
Une explosion de sexualité : le bouddhisme Vajrayana
Tous les tantras
sont structurellement similaires, ils incluent tous la transformation de
l’amour érotique en pouvoir spirituel et profane [1]. L’essence de toute la
doctrine est cependant résumée dans le dénommé Kalachakra Tantra, ou
« Tantra du Temps », dont l’analyse est notre objectif central.
Il diffère des autres enseignements tantriques à la fois par ses visées de
pouvoir politique et par ses visions eschatologiques. Il est – nous
aimerions le supposer à l’avance – l’instrument d’une métapolitique
compliquée qui tente d’influencer les événements mondiaux par l’usage de
symboles et de rites plutôt que par les instruments de la realpolitik.
Le « Tantra du Temps » est la doctrine secrète particulière qui
détermine le plus l’existence rituelle de l’actuel Quatorzième Dalaï-lama,
et la politique mondiale spirituelle du « roi-dieu » peut être
comprise à travers la connaissance de cette seule doctrine.
Le Kalachakra
Tantra marque la fin de la phase créative de l’histoire du Vajrayana
au 10ème siècle. Aucun autre texte tantrique fondamental n’a été
conçu depuis, alors que d’innombrables commentaires sur les textes
existants ont été écrits jusqu’à nos jours. Nous devons donc considérer le
« Tantra du Temps » comme l’apogée et la conclusion du tantrisme
bouddhiste. Les autres textes tantriques que nous citons dans cette étude
(en particulier le Guhyasamaya Tantra, le Hevajra Tantra et
le Candamaharosana Tantra) sont surtout cités pour déchiffrer le Kalachakra
Tantra.
A première vue, les
rôles sexuels semblent avoir complètement changé dans le bouddhisme
tantrique (Vajrayana). Le mépris pour le monde des sens et la
dégradation des femmes dans le Hinayana, l’asexualité et la
compassion pour les femmes dans le Mahayana, semblent avoir été
inversés en leurs opposés ici. Tout cela peut se résumer à une explosion de
sexualité, et l’idée que l’amour sexuel contient le secret de l’univers
devient un dogme spectaculaire. La rencontre érotique entre homme et femme
est dotée d’une aura mystique, d’une autorité et d’un pouvoir complètement
niés dans les périodes bouddhistes antérieures.
Sans timidité ni
honte, les moines bouddhistes parlent maintenant de « vénération des
femmes », d’« éloge des femmes », ou de « service
envers le partenaire féminin ». Dans le Vajrayana, tout être
féminin connaît l’exaltation plutôt que l’humiliation ; au lieu de
mépris, la femme jouit à première vue de respect et d’une haute estime.
Dans le Candamaharosana Tantra, la glorification du féminin ne
connaît aucune limite : « Les femmes sont le ciel ; les
femmes sont le Dharma ; … les femmes sont Bouddha ; les femmes
sont les sangha ; les femmes sont la perfection de la
sagesse » (George, 1974, p. 82).
Le spectre des
relations érotiques entre les sexes s’étend des plus sublimes déclarations
d’amour courtois à la plus grossière pornographie. En partant de l’échelon
supérieur de cette échelle, les moines adorent le féminin comme
« sagesse parfaite » (prajnaparamita), « épouse de
sagesse » (prajna), ou « femme de connaissance » (vidya).
Cette spiritualisation de la femme correspond, avec quelques variations,
aux cultes chrétiens de Marie et de Sophia. De même que le Christ vénérait
la « Mère de Dieu », le bouddhiste tantrique s’incline devant la
femme en tant que « Mère de tous les Bouddhas », la « Mère
de l’Univers », la « Génitrice », la « Sœur », et
en tant qu’« Enseignant femelle » (Herrmann-Pfand, 1992, pp. 62,
60, 76).
Dans la mesure où
les relations sensuelles avec les femmes sont concernées, celles-ci sont
divisées en quatre catégories : « le rire, le regard, l’étreinte,
et l’union ». Ces quatre types de communication érotique forment le
modèle pour une classification correspondante des exercices tantriques. Les
textes du Kriya Tantra concernent la catégorie du rire, ceux du Carya
Tantra à celle du regard, le Yoga Tantra examine l’étreinte, et
dans les écrits du Anuttara Tantra (le Tantra Supérieur) c’est
l’union sexuelle qui est concernée. Ces pratiques sont en relation
hiérarchique l’une avec l’autre, le rire étant au plus bas niveau et l’acte
d’amour tantrique au plus élevé.
Dans le Vajrayana
ce dernier devient une affaire religieuse de premier ordre, le sine qua
non de l’illumination. Bien que l’homosexualité n’était pas rare dans
les monastères bouddhistes et était même occasionnellement considérée comme
une vertu, la « grande félicité de la libération » était
fondamentalement conçue comme l’union de l’homme et de la femme et
représentée en conséquence dans les images cultuelles.
Cependant, les deux
partenaires tantriques se rencontrent non comme deux personnes naturelles,
mais plutôt comme deux déités. « L’homme (voit) la femme comme une
déesse, la femme (voit) l’homme comme un dieu. En unissant le sceptre de
diamant [le phallus] et le lotus [le vagin], ils se font une offrande l’un
à l’autre », lisons-nous dans une citation d’un tantra (Shaw, 1994, p.
153). La relation sexuelle est fondamentalement ritualisée : chaque regard,
chaque caresse, chaque forme de contact reçoit un sens symbolique. Mais
même l’âge de la femme, son apparence, et la forme de ses organes sexuels
jouent un rôle important dans la cérémonie sexuelle.
Les tantras
décrivent les actions érotiques sans la moindre timidité ou honte. On peut
y trouver des instructions techniques dans le style desséché des manuels
sexuels, mais aussi des prières et des poèmes extatiques dans lesquels le
maître tantrique célèbre l’amour érotique de l’homme et de la femme.
Parfois cette littérature tantrique montre une innocente joie de vivre. Les
instructions que l’Anangavajra tantrique donne pour l’accomplissement des
pratiques d’amour sacré sont directes et poétiques : « Peu après
avoir embrassé sa partenaire et introduit son membre dans sa vulve, il boit
à ses lèvres qui sont imprégnées de lait, la fait roucouler tendrement, jouit
d’un riche plaisir et fait trembler ses cuisses » (Bharati, 1977, p.
172).
Dans le Vajrayana,
la sexualité est l’événement sur lequel tout est basé. Ici, la rencontre
entre les deux sexes est élevée à la hauteur d’une véritable obsession, non
pas – comme nous le verrons – pour son intérêt propre, mais plutôt pour
accomplir quelque chose d’autre, quelque chose de supérieur dans le schéma
tantrique des choses. D’une certaine manière, le sexe est considéré comme
la prima materia, la substance primale brute qui est utilisée par
les partenaires sexuels pour en extraire le « pur esprit », de
même que l’alcool fort peut être extrait des grappes de raisin. Pour cette
raison le maître tantrique est convaincu non seulement que la sexualité
contient les secrets de l’humanité, mais qu’elle fournit aussi le moyen par
lequel on peut atteindre la divinité. Il trouve ici la grande force de vie,
bien que sous une forme indomptée et débridée.
Il est donc
impossible d’éviter l’impression que plus le sexe est « hot »,
plus le rituel tantrique devient efficace. Même les obscénités les plus
pimentées ne sont pas omises de ces activités sacrées. Dans le Candamaharosana
Tantra par exemple, l’amant avale avec une avidité joyeuse le liquide
qui suinte du vagin et de l’anus de l’amante et goûte sans nausée ses
excréments, son mucus nasal et les restes de nourriture qu’elle a vomi sur
le plancher. Le spectre complet des déviances sexuelles est présent, même
si c’est sous la forme du rite. Dans un texte, le postulant déclare d’une
manière masochiste : « Je suis ton esclave en toutes choses,
âprement actif en dévotion pour toi, ô Mère », et la
« déesse » – souvent figurée par une prostituée – répond :
« On m’appelle ta maîtresse ! » (George, 1974, pp. 67-68).
Le burlesque
érotique et la plaisanterie sexuelle ont aussi été pendant longtemps un
thème populaire parmi les moines du Vajrayana et ont, jusqu’à ce
siècle, produit une littérature picaresque coquine et choquante. On entend
encore de grands éclats de rire dans les lamaseries tibétaines à l’écoute
des escapades grivoises de l’Oncle Dönba, qui (au 18ème siècle)
s’habilla en nonne et passa ensuite plusieurs mois comme amant
« hot » dans un couvent (Chöpel, 1992, p. 43).
Mais en même temps
que cette paillardise nous trouvons aussi un raffinement cultivé et
sensuel. Un exemple de cela est fourni par le manuel étonnamment moderne de
pratiques érotiques, le Traité sur la Passion, de la plume du lama
tibétain Gedün Chöpel (1895–1951), dans lequel le tantrisme
« moderne » expose les « 64 arts de l’amour ». Cet Ars
Erotica oriental date des années 30. Le lecteur reçoit beaucoup de
connaissances utiles sur des positions sexuelles diverses et en partie
fantastiques, et reçoit des instructions sur la manière de produire des
sons excitants avant et pendant l’acte sexuel. De plus, l’auteur fournit
une leçon sur les divers rythmes de coït, sur des techniques particulières
de masturbation pour la stimulation du pénis et du clitoris, et même
l’usage de godemichés est discuté. Le Tibétain Chöpel ne cherche en aucune
manière à être original, il se réfère explicitement au plus célèbre manuel
sexuel du monde, le Kama Sutra, dont il a tiré la plupart de ses
idées.
De tels
« livres d’amour » permissifs du milieu tantrique ne sont plus –
dans notre époque éclairée, où (du moins en Occident) toute pruderie a été
surmontée – un spectacle qui pourrait causer une grande surprise ou même
une protestation. Néanmoins, ces textes ont un potentiel provocateur plus
élevé que les ouvrages « profanes » correspondant où des
descriptions des même techniques sexuelles peuvent aussi être trouvées. Car
ils furent écrits par des moines pour des moines, et furent lus et
pratiqués par des moines, qui dans la plupart des cas avaient dû faire un
strict vœu de célibat.
Pour cette raison,
l’Ars Erotica tantrique éveille même aujourd’hui une grande
curiosité et soulève de nombreuses questions. Les règles ascétiques de base
du bouddhisme sont-elles réellement suspendues dans le Vajrayana ?
Le traditionnel irrespect envers les femmes est-il finalement surmonté
grâce à de tels textes ? L’éternelle misogynie et la négation du monde
font-elles place à un regard épicurien pour la sensualité et à une
affirmation du monde ? Les adeptes de la « Voie du Diamant »
se préoccupent-ils vraiment d’amour sensuel et de partenariat mystique ou
l’amour érotique sert-il la poursuite d’un but extérieur à cela ? Et
quel est ce but ? Qu’arrive-t-il aux femmes après l’acte sexuel
rituel ?
Dans les pages qui
suivent nous tenterons de répondre à toutes ces questions. Quelles que
puissent être les réponses, nous pouvons en tout cas supposer que dans le
bouddhisme tantrique la rencontre sexuelle entre homme et femme symbolise
un événement sacré dans lequel s’unissent les deux forces primales de
l’univers.
Amour sexuel mystique et amour érotique cosmogonique
Selon la vision du Vajrayana,
tous les phénomènes de l’univers sont reliés l’un à l’autre par les liens
de l’amour érotique. L’amour érotique est la grande force de vie, le prana
qui circule à travers le cosmos, la libido cosmique. Par érotique, nous
entendons amour hétérosexuel en tant qu’effort indépendant de son but
procréatif naturel pour l’apport d’enfants. Bouddhisme tantrique ne
signifie pas dire que les liens érotiques ne peuvent se développer qu’entre
hommes et femmes, ou entre dieux et déesses. L’amour érotique embrasse tout
pour un tantrika aussi. Mais tout pratiquant du Vajrayana est
convaincu que la relation érotique entre un principe féminin et un principe
masculin (yin–yang) se trouve à l’origine de toutes les autres
expressions d’amour érotique et que cette origine peut être revécue et
répétée d’une manière microcosmique dans l’union d’un couple sexuel. Nous
parlons d’une rencontre érotique entre homme et femme, dans laquelle tous
deux se sentent le cœur de tout l’être, en tant qu’« amour sexué
mystique ». Dans le tantrisme, cela opère comme la source primale de
l’amour érotique cosmogonique et non pas l’inverse ; l’amour érotique
cosmique n’est pas la première cause d’une communion mystique des sexes. Cependant,
comme nous le verrons, les pratiques du Vajrayana culminent dans une
destruction spectaculaire de toute la cosmologie mâle-femelle.
Suspension des opposés
Mais revenons
d’abord au continent apparemment sain de l’érotisme tantrique. « C’est
par l’amour et à la vue de l’amour que le monde se déploie, par l’amour il
redécouvre son unité originelle et son éternelle non-séparation »,
nous enseigne un texte tantrique (Faure, 1994, p. 56). Ici aussi, l’union
des principes mâle et femelle est un thème constant. Notre monde phénoménal
est considéré comme le domaine d’action de ces deux forces basiques. Elles
sont manifestes en tant que polarités dans la nature tout comme dans les
sphères de l’esprit. Chacune seule apparaît comme seulement une moitié de
la vérité. C’est seulement dans leur fusion qu’elles peuvent accomplir la
transformation de toutes les contradictions en harmonie. Lorsqu’un couple
humain se souvient de son unité métaphysique, il peut devenir un seul
esprit et une seule chair. C’est seulement par un acte d’amour que l’homme
et la femme peuvent revenir à leur origine divine dans la continuité de
tout l’être. Le tantrisme désigne cet événement mystique par le nom de yuganaddha,
qui signifie littéralement « unis en tant que couple ».
Ce sont à la fois
les corps des amants et les principes métaphysiques en opposition qui sont
unis. Ainsi, dans le tantrisme il n’y a pas de contradiction entre amour
érotique et religieux, ou entre sexualité et mysticisme. Parce qu’il répète
le jeu de l’amour entre un pôle masculin et un pôle féminin, l’univers
entier danse. Yin et yang, ou yab et yum en
tibétain, se trouve au commencement d’une chaîne sans fin de polarités, qui
se révèle être tout aussi colorée et complexe que la vie elle-même.

Le couple divin dans le bouddhisme
tantrique :
Samantabhadra et Samantabhadri
Le
« sexuel » n’est donc aucunement limité à l’acte sexuel, mais
embrasse plutôt toutes les formes d’amour y compris l’agape. Dans le
tantrisme, il y a un érotisme polaire du corps, un érotisme polaire du
cœur, et parfois – mais pas toujours – un érotisme polaire de l’esprit. Une
telle omniprésence des sexes est quelque chose de très spécifique, puisque
dans d’autres cultures l’« amour spirituel » (agape), par
exemple, est décrit comme un événement au-delà du royaume du yin et
du yang. Mais par contraste le Vajrayana nous montre comment
l’amour érotique hétérosexuel peut se raffiner pour atteindre les plus sublimes
sphères du mysticisme sans avoir à renoncer au principe de polarité. Que
celui-ci soit tout de même abandonné à la fin est une toute autre question.
Le « mariage
sacré » suspend la dualité du monde et la transforme en une
« œuvre d’art » de la polarité créative. Les ressources de notre
langage discursif sont insuffisantes pour nous permettre d’exprimer par des
mots la fusion mystique des deux sexes. Ainsi l’extase « sans
nom » ne peut être décrite que par des mots qui disent ce qu’elle n’est
pas : dans la yuganaddha, « il n’y a ni affirmation ni
négation, ni existence ni non-existence, ni mémoire ni non-mémoire, ni
affection ni non-affection, ni cause ni effet, ni producteur ni produit, ni
pureté ni impureté, ni forme ni non-forme ; elle n’est que la synthèse
de toutes les dualités » (Dasgupta, 1974, p. 114).
Dès que le dualisme
a été surmonté, la distinction entre le Moi et l’autre devient hors de
propos. Ainsi, quand l’homme et la femme se rencontrent en tant que forces
primales, « l’ego [est] perdu, et les deux opposés polaires fusionnent
en un état d’unicité intime et heureuse » (Walker,
1982, p. 67). L’Adyayavajra tantrique décrit ce processus de dépassement du
Moi comme le « trait commun spontané le plus élevé » (Gäng, 1988,
p. 85).
La coopération des
deux pôles prend maintenant la place de la bataille des opposés (ou sexes).
Corps et esprit, amour érotique et transcendance, émotion et intellect,
être (samsara) et non-être (nirvana) se marient. Toutes les
guerres et les disputes entre bien et mal, ciel et enfer, jour et nuit,
rêve et réalité, joie et souffrance, éloge et mépris, sont pacifiées et
suspendues dans le yuganaddha. Miranda Shaw, un spécialiste religieux de la jeune
génération, décrit « un couple de Bouddhas, ou des Bouddhas mâle et femelle
dans l’union … [en tant qu’] image d’unité et de concorde heureuse entre
les sexes, un état d’équilibre et d’interdépendance. Ce symbole évoque
puissamment un état de totalité primordiale et de complétude de
l’être » (Shaw, 1994, p. 200)
Mais
cet état est-il identique à l’extase inconsciente que nous connaissons par
l’orgasme ? La suspension des opposés survient-elle avec les deux
partenaires dans une transe ? Non, dans le tantrisme dieu et déesse ne
se dissolvent pas dans un océan d’inconscience. Au contraire, ils accèdent
à la connaissance non-duelle et discernent ainsi la vérité éternelle
derrière le voile des illusions. Leur profonde conscience de la polarité de
tous les êtres leur donne la force de laisser derrière eux la « mer de
la naissance et de la mort ».
L’amour
érotique divin conduit donc à l’illumination et au salut. Mais ce ne sont
pas seulement les deux partenaires qui connaissent la rédemption, c’est
plutôt, comme les tantras nous le disent, toute l’humanité qui est libérée
par l’amour sexuel mystique. Dans le Hevajra-Tantra, quand la déesse Nairatmya, profondément
émue par la misère de toutes les créatures vivantes, demande à son époux
céleste de révéler le secret de la manière dont la souffrance humaine peut
être supprimée, celui-ci est très touché par sa requête. Il l’embrasse, la
caresse, et, tout en s’unissant avec elle, il lui enseigne les pratiques
magiques de yoga sexuel par lesquelles toutes les créatures souffrantes
peuvent être libérées (Dasgupta, 1974, p. 118). Cette « rédemption
par l’amour érotique » est une caractéristique distinctive du
tantrisme, qu’on ne trouve que très rarement dans les autres religions.
Adoration cultuelle des organes sexuels
Quels symboles
sont-ils utilisés pour exprimer cette polarité créative dans le Vajrayana ?
Comme beaucoup d’autres cultures, le bouddhisme tantrique fait usage de
l’hexagramme, une combinaison de deux triangles. Le triangle masculin, qui
pointe vers le haut, représente le phallus, et le triangle féminin pointant
vers le bas représente le vagin. Ces deux organes sexuels sont hautement
vénérés dans les rituels et les méditations du tantrisme.
Un autre symbole
hautement significatif pour la force masculine et le phallus est un objet
rituel symétrique appelé le vajra. Comme la virilité divine est pure
et inébranlable, le vajra est décrit comme un « diamant »
ou un « joyau ». Comme l’« éclair », c’est l’un des
symboles de la foudre. Tout ce qui est masculin est appelé vajra. Ce
n’est donc pas une surprise que la semence mâle soit aussi connue sous le
nom de vajra. La traduction tibétaine du mot sanscrit est dorje,
qui a aussi des sens additionnels, qui sont naturellement tous associés à
la moitié masculine de l’univers. Les Tibétains nomment dorje les
couleurs translucides du ciel et du firmament. Même à l’époque
pré-bouddhiste, les peuples des Himalayas adoraient la voûte céleste comme
leur Père divin.

Vajra et Gantha (cloche)
La contrepartie
femelle du vajra est la fleur de lotus (padma) ou la cloche (gantha).
En conséquence, padma et gantha représentent tous deux le
vagin (yoni). Cela peut être une surprise pour la plupart des
Européens de voir à quel point le yoni est vénéré dans le tantrisme.
Il est glorifié comme le « site du grand plaisir »
(Bhattacharyya, 1982, p. 228). Dans « le giron de la femme de
diamant », le yogi trouve un « lieu de sécurité, de paix et de
calme et, en même temps, du plus grand bonheur » (Gäng, 1988, p. 89).
« La bouddhéité réside dans les organes sexuels féminins », nous
enseigne un autre texte (Stevens, 1990, p. 65). Gedün Chöpel nous a donné
un hymne enthousiaste au sexe féminin : « Elle est bombée comme
le dos d’une tortue et a une bouche fermée par la chair … Regarde cette chose
souriante avec l’éclat des fluides de la passion. Ce n’est pas une fleur
avec mille pétales ni cent ; c’est un tertre doté de la douceur du
fluide de la passion. L’essence raffinée des sucs de la rencontre, du jeu
du blanc et du rouge [les fluides mâle et femelle], le goût du miel sauvage
est en elle » (Chöpel, 1992, p. 62). Pas étonnant, avec de tels hymnes
d’éloge, qu’un rituel sacré régulier soit apparu en l’honneur du vagin. Ce
rituel accordait de grands avantages matériels et spirituels à la déesse.
« Ohé ! », l’entendons-nous appeler dans le Cakrasamvara
Tantra, « j’accorderai le succès suprême à celui qui adorera
rituellement mon lotus [vagin], porteur de toute félicité » (Shaw, 1994, p. 155).
Cette haute estime
pour les organes sexuels féminins est particulièrement surprenante dans le
bouddhisme, où le vagin est en définitive la porte de la réincarnation, à
laquelle le tantrika tente de mettre fin par tous les moyens. Pour cette
raison, pour tous les premiers bouddhistes, quelle que soit l’école, le
canal de la naissance humaine compte comme l’un des traits les plus
sinistres de notre monde des apparences. Mais c’est précisément parce que
le yoni projette l’humain
ordinaire dans le royaume de la souffrance et de l’illusion qu’il est
devenu – comme nous le verrons – le « seuil de l’illumination » (Shaw, 1994, p. 59) pour le tantrika. Guéri par l’acte
sexuel mystique, le yoni reçoit une fonction procréative supérieure,
transcendantale. C’est de lui que surgit la puissante foule des Bouddhas et
des Boddhisattvas. Nous lisons dans les textes importants que « le
Bouddha réside dans la matrice de la déesse et la voie de l’illumination
[est vécue] comme une grossesse » (Faure, 1994, p. 189).
Ce culte central du
yoni a conduit à une situation où presque tous les textes tantriques
commencent par la phrase fondamentale : « Je l’ai entendu
dire : un jour le Seigneur Suprême s’attarda dans les vagins des
femmes de diamant, qui représentent le corps, le langage et la conscience
de tous les Bouddhas ». De même que les premières lettres de la Bible,
d’après une croyance de la Kabbale hébraïque, sont supposées contenir
l’essence concentrée de tout le Livre Saint, les quatre premières lettres
de cette phrase introductive tantrique – evam (« Je l’ai
entendu dire ») – résument aussi tout le secret de la Voie du Diamant.
« Il a souvent été dit que celui qui a compris evam a tout
compris » (Banerjee, 1959, p. 7).
On peut déjà
trouver ce mot (evam) dans les premières écritures Gupta (vers 300
apr. JC) et il y est représenté sous la forme d’un hexagramme, c’est-à-dire
le symbole de l’amour sexuel mystique. La syllabe « e »
représente le triangle pointant vers le bas, la syllabe « vam »
est représentée comme un triangle pointant vers le haut. Donc
« e » représente le yoni (vagin), et « vam » le lingam
(phallus). « e » est le lotus, la source, le lieu de tous les
secrets enseignés par la doctrine sacrée des tantras ; la citadelle du
bonheur, le trône, la Mère. « e » représente aussi « la vacuité
et la sagesse ». D’autre part, le « vam » masculin est
honoré en tant que « vajra, diamant, maître de la joie, de la
méthode, de la grande compassion, le Père ». « e » et
« vam » forment ensemble « le sceau de la doctrine, le
fruit, le monde des apparences, la voie de la perfection, le père (yab)
et la mère (yum) » (voir entre autres Farrow et Menon, 1992,
pp. xii ff.). Les syllabes e-vam sont considérées comme si
puissantes que le couple divin peut convoquer toute la foule des Bouddhas
mâles et femelles.
L’origine des dieux et des déesses
Du couple tantrique
primordial émanent des paires de Bouddhas et de Boddhisattavas, de dieux et
de démons. Avant tous ceux-ci viennent les cinq Tathagatas mâles et
femelles (Bouddhas en méditation), les cinq Herukas (Bouddhas
courroucés) en union avec leurs partenaires, les huit Bodhisattvas
avec leurs épouses. Nous rencontrons aussi des dieux du temps qui
symbolisent les années, les mois et les jours, et les « sept couples
planétaires rayonnants ». Les cinq éléments (espace, air, feu, eau et
terre) sont représentés par paires de forme divine – ceux-là aussi ont leur
origine dans l’amour sexuel mystique. Comme cela est dit dans le Hevajra
Tantra : « En unissant les organes sexuels mâle et femelle,
celui qui tient le Serment accomplit l’union érotique. Du contact dans
l’union érotique, de la qualité de dureté, la Terre surgit ; l’Eau
naît de la fluidité de la semence ; le Feu naît de la friction du
battement ; l’Air est connu pour être le mouvement et l’Espace est le
plaisir érotique » (Farrow et Menon, 1992, p. 134).
Ce ne sont pas
seulement les éléments « purs » qui viennent de la communion
érotique, les mélanges en viennent aussi. Par l’union continue du masculin
et du féminin, les puissances procréatrices s’écoulent dans le monde,
venant de toutes leurs parties corporelles. Dans un commentaire du célèbre
érudit tibétain Tsongkhapa, nous lisons que le légendaire mont Meru, les
continents, les chaînes de montagnes et tous les paysages terrestres
naissent de l’essence des cheveux de la tête, des os, de la vésicule, du
foie, des poils, des ongles, des dents, de la peau, de la chair, des
tendons, des côtes, des excréments, de la crasse (!) et du pus (!). Les
sources, les chutes d’eau, les étangs, les fleuves et les océans se forment
à partir des larmes, du sang, des menstruations, du sperme, de la lymphe et
de l’urine. Les centres de feu intérieurs de la tête, du cœur, du nombril,
de l’abdomen et des membres correspondent dans le monde externe au feu qui
est produit en frappant des pierres ou en utilisant une lentille, un foyer
ou un feu de forêt. De même, tous les phénomènes externes liés au vent font
écho au souffle qui passe dans les corps du couple primordial (Wayman,
1977, pp. 234, 236).
De la même manière,
les cinq « états globaux » (conscience, intelligence, émotions,
perception, corporéité) viennent du couple primordial. Les « douze
sens » (sens de l’audition, autres phénomènes, sens de l’odorat,
choses tangibles, sens de la vue, goût, sens du goût, sens de la forme,
sens du toucher, odeurs, sens de l’esprit, sons) sont aussi des émanations
de l’amour sexuel mystique. De plus, chacune des douze « aptitudes à
agir » est attribuée à une déesse ou à un dieu – (l’aptitude à uriner,
l’éjaculation, l’aptitude orale, la défécation, le contrôle des bras, la
marche, le contrôle des jambes, l’aptitude à saisir, l’aptitude à déféquer,
la parole, la « plus haute aptitude » (?), l’aptitude à uriner).
A coté des dieux du
« domaine du corps », nous trouvons ceux du « domaine de la
parole ». Le couple divin est considéré comme étant à l’origine du
langage. Toutes les voyelles (ali) sont attribuées à la déesse, le
dieu est le père des consonnes (kali). Quand ali et kali
(qui peuvent aussi apparaître sous forme de divinités personnifiées)
s’unissent, les syllabes sont formées. Cachées dans celles-ci, comme dans
un œuf magique, se trouvent les semences verbales (bija) à partir
desquelles se développe l’univers linguistique. Les syllabes se rejoignent
pour construire des unités de sons (mantras). Celles-ci n’ont
souvent aucune signification littérale, mais sont très riches en intentions
émotionnelles, érotiques, magiques et mystiques. Même s’il y a beaucoup de
similarités entre eux, le divin langage des tantras est encore tenu pour
être plus puissant que la poésie de l’Occident, puisque les dieux peuvent
être commandés par le chant rituel des syllabes germinales. Dans le Vajrayana,
chaque dieu et chaque événement divin obéit à un mantra spécifique.
Comme l’amour
érotique ne néglige rien, le spectre entier des émotions des dieux (tant
que celles-ci appartiennent au domaine du désir) doit se trouver
originellement dans la relation mystique des sexes. Il n’y a aucune
émotion, aucune humeur qui ne vienne pas de là. Les textes parlent de sentiments
« érotiques, merveilleux, humoristiques, compatissants, tranquilles,
héroïques, dégoûtants, furieux » (Wayman, 1977, p. 328).
L’origine du temps et du vide
Dans le Kalachakra
Tantra (« Tantra du Temps »), le pôle masculin est le dieu du
temps Kalachakra, le pôle
féminin est la déesse du temps Vishvamata. Les symboles principaux
de la divinité masculine sont le sceptre de diamant (vajra) et le lingam
(phallus). La déesse tient une fleur de lotus ou une cloche, toutes deux
des symboles du yoni (vagin). Il règne en tant que « Seigneur
du Jour », elle en tant que « Reine de la Nuit ».
Le mystère du temps
se révèle dans l’amour de ce couple divin. Toutes les expressions
temporelles de l’univers sont inclues dans la « Roue du Temps » (kala
signifie « temps » et chakra « roue »). Quand la
déesse du temps Vishvamata et le dieu du temps Kalachakra
s’unissent, ils vivent leur communion comme un « temps élevé »,
comme un « mariage mystique », comme un Hieros Gamos. Le
cercle ou roue (chakra) indique le « temps cyclique » et
la loi de l’« éternel retour ». Les quatre grandes époques du
monde (mahakalpa) sont aussi cachées dans le mystère du couple
primal tantrique, de même que les nombreuses modalités chronologiques. Les
textes décrivent la plus petite unité de temps comme un soixante-quatrième
d’un claquement de doigt. Secondes, minutes, heures, jours, semaines, mois
et années, tous les complexes calculs calendaires tantriques, tout naît de
l’amour sexuel mystique entre Kalachakra et Vishvamata. Les quatre
têtes du dieu du temps correspondent aux quatre saisons. Incluant le
« troisième œil », ses 12 yeux peuvent correspondre aux 12 mois
de l’année. En comptant trois articulations par doigt, dans les 24 bras de Kalachakra
il y a 360 os, qui correspondent aux 360 jours de l’année dans le
calendrier tibétain.

Kalachakra et Vishvamata
Le temps se
manifeste comme mouvement, l’éternité comme immobilité. Ces deux éléments
sont aussi traités dans le Kalachakra Tantra. Ni le temps cyclique
ni le temps chronologique n’ont d’influence sur l’état d’immobilité durant
le Hieros Gamos. Le fleuve du temps est maintenant asséché, et le
fruit de l’éternité peut être savouré. Une telle expérience libère le
couple divin du passé tout comme du futur, qui se révèlent illusoires, et
leur donne le présent éternel.
Quelle est la
situation avec la paire d’opposés du temps et de l’espace ? Dans la
philosophie européenne et la physique théorique, cette relation a donné
lieu à d’innombrables discussions. Les spéculations sur le phénomène de
l’espace-temps sont, cependant, bien moins populaires dans le tantrisme.
Les textes préfèrent le terme shunyata (vide) pour parler
d’« espace », et soulignent les propriétés secrètes du
« vide », en particulier son pouvoir paradoxal de faire naître
toutes choses. L’espace est vide, « mais l’espace, tel qu’il est
compris dans la méditation bouddhiste, n’est pas passif (au sens
occidental). … L’espace est la matrice vibrante absolument indispensable
pour tout ce qui est » (Gross, 1993, p. 203).
Nous pouvons
considérer le shunyata (vide) comme le terme le plus central de
toute la philosophie bouddhiste. C’est le second ventricule du bouddhisme Mahayana
(le premier est la karuna, la compassion pour tous les êtres
vivants). Le « vide absolu » dissout dans le non-être tous les
phénomènes de l’être, y compris la sphère du Moi Supérieur. Nous sommes
incapables de parler de vide, puisque la réalité du shunyata est
indépendante de toute construction conceptuelle. Il transcende la pensée et
nous ne pouvons même pas affirmer que le monde phénoménal n’existe pas.
Ce négativisme radical a été décrit à juste titre comme la « doctrine
du vide du vide ».
A la lumière de
cette impossibilité à exprimer et à décrire le shunyata, on se
demande pourquoi il est infailliblement considéré comme un principe
« féminin » dans le bouddhisme Vajrayana. Mais il
l’est ! Comme opposé polaire masculin, les tantras nomment la
conscience (citta) ou la compassion (karuna). « Le
Mental est le Seigneur et la Vacuité est la Dame ; ils doivent
toujours rester unis dans le Sahaja [le plus haut état
d’illumination] », comme le proclame un texte (Dasgupta, 1974, p.
101). Temps et vide se complètent aussi l’un l’autre d’une manière polaire.
Ainsi, la divinité Kalachakra
(le dieu du temps) s’écrie emphatiquement que « par le pouvoir du
temps, l’air, le feu, l’eau, la terre, les îles, les collines, les océans,
les constellations, la lune, le soleil, les étoiles, les planètes, les
sages, les dieux, les esprits, les nagas (démons serpents), la
quadruple origine animale, les humains et les êtres infernaux ont été créés
dans le vide » (Banerjee, 1959, p. 16). Dès qu’il a été imprégné par
le temps « masculin », le vide « féminin » donne
naissance à tout. L’observation que le vagin est vide avant d’émettre la
vie a probablement joué un rôle dans le développement de ce concept. Pour
cette raison, le shunyata ne peut jamais être compris comme pure
négativité dans le tantrisme, mais est plutôt considéré comme l’origine
« sans forme » de tout l’être.
La lumière claire
Le but ultime de
toutes les doctrines mystiques dans la plus large variété de cultures est
la capacité à connaître la lumière claire suprême. Les phénomènes lumineux
jouent un rôle si important dans le bouddhisme tantrique que le tibétologue
italien Giuseppe Tucci parle d’un véritable « photisme »
(doctrine de la lumière). La lumière, dont tout provient, est considérée
comme le « symbole de l’intrinsèque suprême » (Brauen, 1992, p.
65).
En décrivant les
phénomènes lumineux surnaturels, les textes tantriques ne se limitent en
aucune manière à retrouver leur origine dans une lumière primale mystique,
mais ont plutôt rassemblé un catalogue complet de « photismes »
qui peuvent être expérimentés. Ceux-ci incluent les étincelles, les lampes,
les chandelles, les boules lumineuses, les arcs-en-ciel, les piliers de
feu, les lumières célestes, etc., qui se manifestent pendant la méditation.
Chacune de ces apparitions présage un niveau particulier de conscience,
classé hiérarchiquement. On doit ainsi traverser divers stades lumineux
pour pouvoir finalement baigner dans la « suprême lumière
claire ».
Le trait vraiment
unique du tantrisme est que cette « suprême lumière claire »
vient du yuganaddha, du Hieros Gamos. C’est dans ce sens que
nous devons comprendre la phrase poétique suivante du Kalachakra Tantra
: « Dans un monde purgé de l’obscurité, à la fin de l’obscurité attend
un couple » (Banerjee, 1959, p. 24).
Pour résumer, nous
pouvons dire que le tantrisme a fait de l’amour érotique entre les sexes
son thème religieux central. Quand le couple divin s’unit dans la félicité,
alors « par la force de leur joie, les membres de leur suite
fusionnent aussi », c’est-à-dire les autres dieux et déesses, les
Bouddhas et les Boddhisattvas avec leurs épouses de sagesse (Wayman, 1968,
p. 291). Le couple divin est toute connaissance, puisqu’il connaît et en
fait représente lui-même les syllabes germinales qui produisent le cosmos.
Avec leur souffle, le dieu du temps (Kalachakra) et la déesse du
temps (Vishvamata) contrôlent les mouvements des cieux. L’astronomie
et toutes les autres sciences ont leur origine en eux. Ils sont initiés à
chaque niveau de méditation, maîtrisent les doctrines secrètes et toutes
les formes de yoga subtil. La lumière claire jaillit d’eux. Ils connaissent
les lois du karma et la manière dont elles peuvent être suspendues. Avec
compassion, le dieu et la déesse prennent soin de l’humanité comme si nous
étions leurs enfants, et se consacrent aux affaires du monde. En tant que
maître et maîtresse de toutes les formes de temps, ils déterminent le
rythme de l’histoire. Etre et non-être fusionnent en eux. Bref, la polarité
créative du couple divin produit l’univers.
Pourtant cette
image de complète beauté entre les sexes ne se trouve pas sur l’autel le
plus élevé du bouddhisme tantrique. Qu’est-ce qui pourrait être supérieur
au principe polaire de l’univers et de l’infinité ?
Sagesse (prajna) et méthode (upaya)
Avant de répondre à
cela, nous voulons examiner rapidement une autre paire d’opposés qui se
marient dans le yuganaddha. Jusqu’à présent nous n’avons pas encore
examiné la polarité la plus souvent citée dans les tantras, la
« sagesse » (prajna) et la « méthode » (upaya).
Il n’y a aucun texte tantrique originel, aucun commentaire indien ou
tibétain et aucun interprète occidental du tantrisme qui ne traite pas en
profondeur de « l’union d’upaya et de prajna ».
« Sagesse »
et « méthode » sont tenues pour être les mère et père incontestés
de tous les autres opposés tantriques. Chaque constellation polaire est
dérivée de ces deux termes. Pour résumer, upaya représente le
principe masculin, le phallus, le mouvement, l’activité, le dieu,
l’illumination, etc. ; prajna représente le principe féminin,
le vagin, le calme, la passivité, la déesse, la loi cosmique. Toutes les
femmes représentent naturellement la prajna, tous les hommes l’upaya.
« Les produits de cette Prajna et de cette Upaya [sont] comme le
mélange de l’eau et du lait dans un état de non-dualité » (Dasgupta,
1974, p. 93). Il est également affirmé que l’upaya devient une
entrave lorsqu’elle n’est pas unie à la prajna ; seules les
deux réunis accèdent à la délivrance et à la bouddhéité (Bharati, 1977, p.
171).

Prajna et Upaya
Cette extension
presque illimitée des deux principes a conduit à une situation dans
laquelle ceux-ci ne sont que rarement examinés d’une manière critique. Se
trouvent-ils dans une position vraiment polaire l’un par rapport à
l’autre ? Pourquoi – demandons-nous – la « sagesse »
a-t-elle besoin de la « méthode » ? D’une certaine manière,
ces deux opposés ne vont pas ensemble – peut-il vraiment exister une
« sagesse » non-méthodique, chaotique ? La prajna
(sagesse) ne se suffit-elle pas à elle-même ? N’inclut-elle pas la
« méthode » comme un aspect partiel d’elle-même ? Qu’est-ce
qu’une sagesse « non-méthodique » ? Même si nous traduisons upaya
– comme cela est souvent fait – par « technique », nous n’avons
toujours pas une correspondance polaire convaincante avec la prajna.
Cette combinaison semble aussi un peu forcée – pourquoi la
« technique » et la « sagesse » se
rencontreraient-elles dans un mariage mystique ? L’opposition devient
encore plus absurde et plus profane si nous traduisons upaya (comme
cela est clairement suggéré) par « moyen ingénieux » ou même par
« astuce » ou « ruse » (Wilber, 1987, p. 310) [2].
Alors qu’avec « sagesse » on a une certaine idée de ce qui est
exprimé, comprendre le terme technoïde upaya présente des
difficultés majeures. Nous devons donc examiner cela de plus près.
« Dans tous
les cas », écrit David Snellgrove, un expert renommé du tantrisme,
« il faut souligner qu’ici ‘moyen’ reste un concept doctrinal, servant
de moyen pour une fin, et ce concept ne peut en aucun sens être compris
comme une fin en soi, comme c’est certainement le cas avec la perfection de
la sagesse [prajna] » (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 283). La
« méthode » est donc un instrument qui doit être combiné avec un
contenu, la « sagesse ». « La sagesse », ajoute
Snellgrove, « peut être vue comme représentant l’univers en
évolution » (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 244). Du fait de la
distribution des deux principes selon des lignes sexuées, cette dernière
possède une qualité féminine.
La
« méthode » instrumentale, qui est attribuée à la sphère
masculine, se révèle donc être – comme nous l’expliquerons en détail – une
technique sacrée pour contrôler la « sagesse » féminine. L’upaya
n’est rien de plus qu’un instrument de manipulation, sans aucun contenu ou
substance unique lui appartenant en propre. La méthode est au mieux le
moyen d’une fin (c’est-à-dire la sagesse). La réserve analytique et la
précision technique sont deux de ses propriétés fondamentales. Comme la
sagesse – ainsi que nous pouvons le déduire de la citation de Snellgrove –
représente l’univers entier, l’upaya est la méthode avec laquelle
l’univers peut être manipulé, et puisque la prajna représente le
principe féminin et l’upaya le principe masculin, leur union
implique une manipulation du féminin par le masculin.
Pour illustrer ce
processus, nous devons jeter un coup d’œil rapide sur un mythe grec qui
raconte comment Zeus obtint la sagesse (Metis). Un jour le père des
dieux avala la femelle titan Metis (en grec, metis signifie
« sagesse »). La « sagesse » survécut dans son ventre
et lui donna des conseils depuis là. Donc, d’après cette histoire, la seule
contribution de Zeus au développement de « sa » sagesse fut le
fait de l’avaler habilement. Avec cette méthode (upaya) grossière
mais efficace, il pouvait maintenant se présenter comme la source de toute
sagesse. Il devint même, par la naissance d’Athena, le
« porteur » masculin de la prajna féminine. Metis,
la mère d’Athena, donne en fait naissance à sa fille dans
l’estomac du père des dieux, mais c’est lui qui la met au monde bon gré mal
gré. En armure, Athene, elle-même symbole de sagesse, jaillit du sommet
du crâne de Zeus. Elle est née « de la tête » de son père, elle
est le produit de ses idées.
Ici, le fait
d’avaler le féminin et sa (re-)production imaginaire (naissance par la
tête) sont les deux techniques (upaya) avec lesquelles Zeus manipule
la sagesse (prajna, Metis, Athene) à ses propres fins. Nous verrons
plus tard à quel point ce mythe illustre bien le processus du mystère
tantrique.
En tous cas, nous
voudrions émettre l’hypothèse que la relation entre les deux principes
tantriques de la « sagesse » et de la « méthode » n’est
ni une relation de complémentarité, ni de polarité, ni même d’antinomie,
mais plutôt une relation d’hégémonie androcentrique. La traduction de upaya
par « astuce » est parfaitement justifiée. Nous ne pouvons donc
en aucun sens parler d’un « mariage mystique » de la prajna
et de l’upaya, et malheureusement nous démontrerons bientôt qu’il ne
reste pas grand-chose de la conception largement répandue (en Occident) du
tantrisme en tant que sublime art de l’amour et raffinement spirituel du
partenariat.
Le culte de la
« sagesse » (prajna) en tant qu’énergie cosmique
embrassante avait déjà un rôle important dans le bouddhisme Mahayana.
Là, une vaste littérature lui est consacrée, les textes Prajnaparamita,
et il est encore pratiqué dans toute l’Asie. Dans le fameux Sutra de la
Parfaite Sagesse en Huit Mille Vers (vers 100 av. JC) par exemple, la
glorification de la prajnaparamita (« suprême sagesse
transcendantale ») et la description de la voie du Bodhisattva ont un
rôle central. « Si un Boddhisattva veut devenir un Bouddha […], il
doit toujours être rempli d’énergie et doit toujours rendre hommage à la
Perfection de la Sagesse [prajnaparamita] », lisons-nous ici
(D. Paul, 1985, p. 135). Dans l’iconographie du Mahayana, il y a
aussi des exemples où la « suprême sagesse » est dépeinte sous la
forme d’un être féminin, mais ici il n’est nulle part fait mention de
manipulation ou de contrôle de la « déesse ». Dévotion, prière
fervente, hymne, chant liturgique, excitation extatique, émotion et joie
surabondantes sont les formes d’expression avec lesquelles le croyant
vénère la prajnaparamita.
Le gourou comme manipulateur du divin
Au vu de la
dissonance précédemment suggérée entre prajna et upaya, nous
devons nous demander qui est cette autorité qui, par la
« méthode », fait usage de l’énergie-sagesse pour ses propres
fins. Cette question est d’autant plus pertinente que dans la réalité
visible des religions tantriques – dans la culture du lamaïsme tibétain par
exemple – le Vajrayana n’est jamais représenté comme une paire
d’égaux, mais presque exclusivement comme un homme seul, dans de très rares
cas comme une femme seule. Les deux partenaires ne se rencontrent que pour
accomplir l’acte sexuel rituel et ensuite se séparent.
De ce qui a déjà
été décrit, il s’ensuit de manière concluante que ce doit être le principe
masculin qui effectue la manipulation de la sagesse féminine. Cela apparaît
dans la figure du « maître tantrique ». Sa connaissance des
techniques sacrées fait de lui un « yogi ». Dès qu’il assume le
rôle d’enseignant, il est connu sous le nom de guru (sanscrit) ou de
lama (tibétain).
Comment
l’exceptionnelle position de pouvoir du maître tantrique
survient-elle ? Tout adepte du Vajrayana pratique le dénommé
« yoga de la déité », dans lequel le Moi est imaginé comme une
divinité. Le croyant distingue deux niveaux. D’abord il médite sur le
« vide » de tout son être, afin de surmonter ses impuretés
corporelles, mentales et spirituelles et ses « blocages » et de
créer un espace vide. Le cœur de ce processus méditatif de dissolution est
l’abandon de l’ego individuel. Après cela, l’image vivante (yiddam)
de l’être divin particulier qui doit apparaître dans le rituel approprié se
forme dans la conscience imaginative du yogi. Son corps, sa couleur, sa
posture, ses vêtements, son expression faciale et son humeur sont décrits
en détail dans les textes sacrés et doivent être exactement recréés dans
l’esprit. Nous n’avons donc pas affaire à un exercice de libre imagination
spontanée et créative, mais plutôt à la reproduction exacte d’un archétype
codifié.
Le pratiquant doit
extérioriser ou projeter le yiddam, de manière à ce qu’il apparaisse
devant lui. Mais c’est seulement la première étape ; dans celles qui
suivent il s’imagine comme la déité. Ainsi il échange son propre ego
personnel contre celui d’un être surnaturel. Le yogi a maintenant surmonté
son existence humaine et constitue « jusqu’au dernier atome » une
unité avec le dieu (Glasenapp, 1940, p. 101).
Mais il ne doit
jamais perdre de vue le fait que la déité qu’il a imaginée ne possède pas
d’existence autonome. Elle existe purement et exclusivement comme une
émanation de son imagination et peut donc être créée, maintenue et détruite
à volonté. Mais qui est en réalité ce maître tantrique, ce manipulateur du
divin ? Sa conscience n’a rien en commun avec celle d’une personne
ordinaire, elle doit appartenir à une sphère supérieure à celle des dieux.
Les textes et les commentaires décrivent cette « autorité
supérieure » comme le « Moi supérieur » ou comme le Bouddha
primitif (ADI BOUDDHA), comme le primordial, l’origine de tout l’être, avec
lequel le yogi s’identifie.
Ainsi, quand nous
parlons d’un « gourou » dans le Vajrayana, alors d’après la
doctrine nous n’avons plus affaire à un individu, mais à un être archétypal
et transcendantal, qui a emprunté un corps humain afin d’apparaître dans le
monde. Les événements ne sont pas sous le contrôle de la personne (du latin
persona, « masque »), mais plutôt du dieu agissant à
travers elle. Celui-ci à son tour est l’émanation d’un dieu supérieur, une
épiphanie de l’ADI BOUDDHA supérieur. Poursuivi jusqu’à sa conclusion
logique, cela signifie que le Quatorzième Dalaï-lama (le maître tantrique
le plus important du bouddhisme tibétain) détermine la politique des
Tibétains en exil non pas en tant que personne, mais en tant que le
Bodhisattva Avalokiteshvara, dont il est l’incarnation. Donc, si
nous voulons émettre un jugement sur sa politique, nous devons accepter les
motifs et les visions d’Avalokiteshvara.
L’énorme pouvoir du
maître tantrique n’a pas son origine dans une doctrine du Vajrayana,
mais dans les deux principales tendances du bouddhisme Mahayana (Madhyamika
et Yogachara). L’école Madhyamika de Nagarjuna (cinquième siècle
après JC) discute du principe de vide (shunyata) qui forme une base
pour tout l’être. Radicalement, cela s’applique aussi aux dieux. Ils sont
purement illusoires et pour un yogi ils n’ont pas plus de valeur qu’un
outil qu’il emploie pour atteindre ses buts et qu’il laisse ensuite de
coté.
Paradoxalement,
cette radicale théorie perceptuelle bouddhiste conduisit à l’admission
d’une multitude de dieux, dont la plupart venaient de la sphère culturelle
hindoue. Dès lors ceux-ci purent peupler le ciel bouddhiste, une chose qui
était tabou dans le Hinayana. Comme ils étaient en définitive
illusoires, il n’y avait plus besoin de les craindre ou de les considérer
comme des rivaux ; puisqu’ils pouvaient être « niés », ils
pouvaient être « intégrés ».
Pour l’école Yogachara
(quatrième siècle après JC), tout – le Moi, le monde et les dieux – est
constitué de « conscience » ou de « pur esprit ». Cet
idéalisme extrême permet aussi au yogi de manipuler l’univers selon ses
souhaits et ses plans. Comme les cieux et leurs habitants ne sont rien de
plus que des jouets de son esprit, ils peuvent être produits, détruits et
échangés à sa fantaisie.
Mais pour une
évaluation du système Vajrayana, ce qui devrait donner matière à
réflexion est le fait, déjà mentionné, que le panthéon bouddhiste présenté
sur la scène tantrique est codifié en détail. Ni dans la chorégraphie ni
dans les costumes il n’y a eu de changements essentiels depuis le douzième
siècle après JC, si l’on est prêt à négliger l’inclusion de plusieurs esprits
protecteurs mineurs, dont les plus récents (Dorje Shugden par
exemple) datent du dix-septième siècle. Dans l’actuel « yoga de la
déité » pratiqué par un adepte aujourd’hui (même un adepte
occidental), c’est un ciel pré-ordonné avec ses vieux dieux qu’on fait
apparaître. L’adepte fait appel à des images primordiales qui ont été
développées dans les milieux culturels indiens/tibétains, peut-être même
mongols, et qui bien sûr – comme nous le démontrerons en détail dans la
seconde partie de notre étude – représentent les intérêts et les désirs
politiques de ces cultures [3].
Comme le Maître
réside à un niveau supérieur à celui d’un dieu, et qu’il est, en
définitive, l’ADI BOUDDHA, ses élèves sont obligés de le vénérer comme un
super-être omnipotent, qui commande les dieux et les déesses, les Bouddhas
et les Boddhisattvas. L’apothéose suivante d’un enseignant tantrique, que
le fondateur semi-mythique du bouddhisme au Tibet, Padmasambhava, prend
comme postulant, est symptomatique d’innombrables prières similaires dans
la liturgie du tantrisme : « Vous devez savoir que votre maître
est plus important que même les mille bouddhas de cet éon. Pourquoi
cela ? C’est parce que tous les bouddhas de cet éon sont apparus après
avoir suivi un maître. … Le maître est le bouddha [illumination], le maître
est le dharma [loi cosmique], de la même manière le maître est aussi le
sangha [ordre monastique] » (Binder-Schmidt, 1994, p. 35). Dans le Guhyasamaja
Tantra, nous pouvons lire que tous les êtres illuminés s’inclinent
devant l’enseignant : « Tous les Bouddhas et Boddhisattvas dans
tout le passé, le présent et le futur vénèrent l’Enseignant … [et]
prononcent ces paroles vajra : ‘Il est le père de nous tous les
Bouddhas, la mère de nous tous les Bouddhas, en cela il est l’enseignant de
nous tous les Bouddhas’ » (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 177).
Une anecdote
bizarre des premières étapes du tantrisme rend cette déification des
gourous encore plus apparente. Un jour, le fameux maître vajra,
Naropa, demanda à son élève, Marpa : « Si moi et le dieu Hevajra
apparaissaient devant toi en même temps, devant qui t’agenouillerais-tu en
premier ? ». Marpa pensa : « Je vois mon gourou chaque
jour, mais si Hevajra se révèle à moi alors c’est en effet un
événement très extraordinaire, et ça serait certainement mieux de lui
montrer du respect à lui en premier ! ». Lorsqu’il dit cela à son
maître, Naropa claqua des doigts et à ce moment Hevajra apparut avec
toute sa suite. Mais avant que Marpa puisse se prosterner dans la poussière
devant l’apparition, avec un second claquement de doigts il disparut dans
le cœur de Naropa. « Tu as fait une erreur ! », s’écria le
maître (Dhargyey, 1985, p. 123).
Dans une autre
histoire, les protagonistes sont ce même Naropa et son instructeur, le
Maître du Kalachakra Tilopa. Tilopa parla à son élève, lui
disant : « Si tu veux enseigner, alors construis un
mandala ! ». Naropa ne put pas trouver de graines, donc il fit le
mandala avec du sable. Mais il chercha sans succès de l’eau pour cimenter
le sable. Tilopa lui demanda : « As-tu du sang ? ».
Naropa se coupa les veines et le sang coula. Mais ensuite, cherchant
partout, il ne put pas trouver de fleurs. « N’as-tu pas de
membres ? », demanda Tilopa. « Coupe ta tête et place-la au
centre du mandala. Prend tes bras et tes jambes et arrange-les autour
d’elle ! ». Naropa fit ainsi et consacra le mandala à son gourou,
ensuite il perdit conscience à cause de la perte de sang. Lorsqu’il reprit
conscience, Tilopa lui demanda : « Es-tu content ? »,
et Naropa répondit : « Le plus grand bonheur est de pouvoir
consacrer ce mandala, fait de ma propre chair et de mon propre sang, à mon
gourou ».
Le pouvoir des
gourous – c’est ce que ces histoires doivent nous enseigner – est sans
limites, alors que le dieu n’est finalement qu’une illusion que le gourou
peut produire et dissoudre à volonté. Il est le Seigneur supérieur, qui
règne sur la vie et la mort, le ciel et l’enfer. A travers lui parle
L’ESPRIT ABSOLU, qui ne tolère rien en-dehors de lui.
L’élève doit
complètement abandonner son ego individuel et le transformer en un sujet de
L’ESPRIT qui réside dans son enseignant. « Moi et mon enseignant ne
faisons qu’un » signifie alors que le même ESPRIT vit dans les deux.
L’appropriation de la gynergie et les stratégies de
pouvoir androcentrique
C’est seulement
dans des cas extrêmement rares que l’omnipotence et la divinité d’un yogi
sont acquises à la naissance. C’est habituellement le résultat d’une
progression spirituelle graduelle et compliquée. Evidemment, pour pouvoir
atteindre son omnipotence, qui doit transcender même la polarité sexuelle
de tout ce qui existe, un maître tantrique mâle a besoin d’une substance,
que nous nommons « gynergie » (énergie femelle) et que nous
allons examiner de plus près dans ce qui suit. Comme il ne peut pas, au
début de son chemin vers le pouvoir, trouver cet « élixir » en
lui-même, il doit le rechercher là où en accord avec les lois de la nature
celui-ci doit se trouver en abondance, dans les femmes.
Le Vajrayana
est donc – d’après le jugement d’un grand nombre de chercheurs occidentaux
des deux sexes – une technique magique sexuelle mâle conçue pour
« dérober » aux femmes leur forme d’énergie femelle particulière
et la rendre utile pour l’homme. Après le « vol », elle coule pour
l’adepte tantrique comme la source qui alimente ses expériences
d’illumination spirituelle. Toutes les puissances qui, d’un point de vue
tibétain, peuvent être cherchées et trouvées dans la sphère féminine sont
vraiment stupéfiantes : connaissance, matière, sensualité, langage,
lumière – en effet, d’après les textes tantriques, le yogi perçoit tout
l’univers comme féminin. Pour lui, la force féminine (shakti) et la
sagesse féminine (prajna) donnent constamment naissance à la
réalité ; même des vérités transcendantales comme le
« vide » (shunyata) sont féminines. Sans
« gynergie », dans la vision tantrique des choses, aucun des
niveaux supérieurs le long du chemin vers l’illumination ne peut être
atteint, et donc en aucune circonstance un état de perfection.
Afin de pouvoir acquérir
la force féminine primordiale de l’univers, un yogi doit avoir maîtrisé les
méthodes spirituelles appropriées (upaya), que nous examinons en
détail plus loin dans cette étude. Le spécialiste bien connu de la culture
tibétaine, David Snellgrove, décrit leur fonction principale comme étant la
transmutation de la forme féminine en forme masculine dans l’intention
d’accumuler du pouvoir. C’est pour cela et non pour une autre raison que le
tantrika recherche le contact avec une femelle. Habituellement, « le
pouvoir s’écoule de la femme vers l’homme, particulièrement quand elle est
plus puissante que lui », nous informe l’indologue Doniger O’Flaherty
(O’Flaherty, 1982, p. 263). C’est pourquoi, puisque la puissance féminine
crée le monde, le yogi masculin « non-créatif » ne peut devenir
un créateur que s’il s’approprie les pouvoirs créatifs de la déesse.
« Puissais-je être né de naissance en naissance », s’écrie-t-il
ainsi dans le Hevajra Tantra, « concentrant en moi-même
l’essence de la femme » (Snellgrove, 1959, p. 116). Il est le sorcier
qui croit que toute puissance est féminine, et qu’il connaît le secret de
la manière de la manipuler.
La clé de ses rêves
d’omnipotence se trouve dans la manière dont il peut se transformer en un
être « surnaturel », un androgyne qui a accès aux
potentiels des deux sexes. Les deux énergies sexuelles perdent
maintenant leur rapport d’égalité et sont mises en une relation
hiérarchique dans laquelle la partie masculine exerce un contrôle absolu
sur la féminine.
Quand, dans la
situation inverse, le principe féminin s’approprie le masculin et tente de
la dominer, nous avons un cas de gynandrie. Les rites gynandriques
sont connus des tantras hindous. Mais à l’opposé, dans le bouddhisme
androcentrique nous avons exclusivement affaire à la production d’un état
androgynique « parfait », c’est-à-dire en termes sociaux au
pouvoir des hommes sur les femmes ou, en bref, à l’établissement d’un
régime monastique patriarcal.
Comme la
« bisexualité » du yogi représente un préliminaire au développement
de son pouvoir, elle constitue un thème central de discussion dans tout
tantra supérieur. Elle est connue simplement comme le principe du
« deux-en-un », qui suspend toutes les oppositions, comme sagesse
et méthode, sujet et objet, vide et compassion, mais avant tout masculin et
féminin (Snellgrove, 1987, vol. 1, p. 285). D’autres phrases incluent la
« bipolarité » ou la réalisation de la « divinité bisexuelle
dans son propre corps » (Herrmann-Pfand, 1992, p. 314).
Cependant, le
principe du « deux-en-un » n’est pas dirigé vers un état au-delà
de la sexualité et de l’amour érotique, comme les interprètes modernes le
comprennent souvent à tort. Le maître tantrique utilise délibérément les
énergies sexuelles masculine/féminine pour obtenir et exercer le pouvoir et
ne les détruit pas, même si elles sont présentes seulement dans sa propre
identité après l’initiation. Elles continuent à fonctionner ici en tant que
les deux forces primordiales polaires, mais maintenant à l’intérieur du
yogi androgyne.
Ainsi, dans le
tantrisme nous avons en tous cas affaire à un culte érotique, un culte qui
reconnaît l’amour érotique cosmique comme la force définissante de
l’univers, même si elle est manipulée dans un but de pouvoir. Cela est en
forte opposition avec les concepts asexués du bouddhisme Mahayana.
« L’état de bisexualité, défini comme la possession des deux pouvoirs
sexuels masculin et féminin, était considéré comme malheureux, c’est-à-dire
défavorable au progrès spirituel. A cause du pouvoir sexuel excessif de la
masculinité et de la féminité, l’individu bisexuel avait une faiblesse de
volonté ou une inattention envers les préceptes moraux », rapporte
Diana Paul en référence au « Grand Véhicule » (D. Paul, 1985, pp.
172–173).
Mais le Vajrayana
ne se laisse pas intimider par de telles proclamations, et vénère au
contraire l’androgyne comme un être de diamant radieux, qui sent dans son
cœur « le baiser merveilleux des forces mâle et femelle
intérieures » (Mullin, 1991, p. 243). L’androgyne tantrique est supposé
prendre les désirs et les joies des deux sexes, mais aussi leur pouvoir
concentré. Bien que sous sa forme terrestre il apparaisse devant nous comme
un homme, le yogi règne cependant à la fois comme homme et femme,
comme dieu et déesse, comme père et mère en même temps. Le
postulant reçoit l’instruction de « visualiser le lama en tant que Kalachakra
sous son aspect de Père et Mère, c’est-à-dire en train de s’unir avec son
épouse » (Dalaï-lama XIV, 1985, p. 174), et doit ensuite déclarer à
son gourou : « Tu es la mère, tu es le père, tu es
l’enseignant du monde ! » (Grünwedel, Kalacakra II, p.
180).
Le Bouddha vaginal
Le but de
l’androgynie est l’acquisition du pouvoir absolu, puisque d’après la
doctrine tantrique le cosmos entier doit être vu comme le jeu et le produit
des deux sexes. Ces derniers étant
maintenant unis dans le corps mystique du yogi, celui-ci croit de ce fait
qu’il dispose de la force de l’enfantement – cette aptitude naturelle de la
femme dont il manque essentiellement en tant qu’homme et qu’il désire donc
si fortement.
Ce désir trouve son
expression dans, entre autres choses, le titre royal de Bhagavan
(souverain ou régent), qu’il
acquiert après l’initiation tantrique. Le mot sanscrit bhaga
désignait à l’origine le sexe féminin, utérus, vagin ou vulve. Mais bhaga
signifie aussi bonheur, félicité, richesse, parfois vide. Cette métaphore
indique que la multiplicité du monde émerge de l’utérus de la femme. Le
yogi se laisse ainsi vénérer dans le Kalachakra
Tantra comme Bhagavat ou Bhagavan, comme un porteur de la force
d’enfantement femelle ou alternativement comme un « pourvoyeur de
bonheur ». « Le Bouddha est appelé Bhagavat, parce qu’il
possède la Bhaga, cela caractérise la qualité de son règne »
(Naropa, 1994, p. 136), pouvons-nous lire dans le commentaire de Naropa au
onzième siècle, et le célèbre tantrika continue, « La Bhaga est
d’après la tradition la corne d’abondance en possession des six avantages
dans leur forme parfaite : souveraineté, beauté, bon nom ou bonne
réputation, abondance, perspicacité, et la force appropriée pour pouvoir
atteindre l’ensemble de ses buts » (Naropa, 1994, p. 136). Dans leur
introduction au Hevajra Tantra, les auteurs contemporains G.
W. Farrow et I. Menon écrivent : « Dans la vision tantrique, le Bhagavan
est défini comme celui qui possède Bhaga, l’utérus, qui est la
source » (Farrow et Menon, 1992, p. xxiii).
Bien que cette
usurpation mâle de la Bhaga ait atteint pour la première fois sa
pleine mesure et sa pleine profondeur de symbolisme dans le tantrisme, elle
est annoncée par un motif corporel particulier dans une phase antérieure du
bouddhisme. En accord avec un canon largement accepté, un Bouddha
historique doit s’identifier par 32 traits distinctifs. Ceux-ci prennent la
forme de marques inhabituelles sur son corps physique, comme par exemple
des images de roues solaires sur les plantes de ses pieds. Le dixième
signe, connu de la médecine occidentale sous le nom de cryptorchidie,
est que le pénis est recouvert d’un épais repli de peau, « la dissimulation
des organes inférieurs dans un fourreau » ; ce texte continue en
ajoutant : « Les organes sexuels de Bouddha sont cachées comme
ceux d’un cheval [c’est-à-dire d’un étalon] » (Gross, 1993, p. 62).
Même si la
cryptorchidie en tant qu’indicateur de l’Illuminé dans le bouddhisme
Mahayana est destinée à montrer son « asexualité », à notre avis
dans le Vajrayana elle ne peut signaler que l’appropriation des
énergies sexuelles féminines sans que le Bouddha ait besoin de renoncer à
sa puissance masculine. Au lieu de cela, en faisant une comparaison avec un
étalon qui a un pénis reposant naturellement dans un
« fourreau », il est possible de faire le lien avec l’une des
plus puissantes métaphores sexuelles mythiques de la région culturelle
indienne. Depuis les Védas, l’étalon a été vu comme le symbole animal
suprême pour la puissance mâle. Dans le folklore tibétain, les Dalaï-lamas
possèdent aussi la capacité de « rétracter » leurs organes
sexuels (Stevens, 1993, p. 180).
Le Bouddha comme mère et le yogi comme déesse
L’« aptitude à
donner naissance » acquise par le « vol » de la gynergie
transforme le gourou en une « mère », une super-mère qui peut
elle-même produire des dieux. Chaque lama tibétain estime donc hautement le
fait qu’il peut prétendre aux puissants symboles de la maternité, et une
épithète populaire pour les yogis tantriques est « Mère de tous les
Bouddhas » (Gross, 1993, p. 232). Le rôle maternel présuppose
logiquement une grossesse symbolique. En conséquence, être
« enceinte » est une métaphore ordinaire utilisée pour décrire la
capacité productive d’un maître tantrique (Wayman, 1977, p. 57).
Mais en dépit de
toutes ses qualités maternelles, le yogi représente en définitive le dieu
suprême mâle, l’ADI BOUDDHA, qui a produit la déesse mère à partir de
lui-même en tant qu’archétype : « Il faut remarquer que la déesse
primordiale a été émanée du Seigneur », note un important interprète
tantrique, « Le Seigneur est l’Eternel sans commencement ; alors
que la Déesse, émanant du corps du Seigneur, est celle qui est
produite » (Dasgupta, 1946, p. 384). Eve fut créée à partir d’une côte
d’Adam, comme la Genèse nous en informe déjà. Puisque, d’après l’initiation
tantrique, le féminin doit exister seulement comme un élément manipulable
du masculin, les tantras parlent de la « femelle née en même
temps » (Wayman, 1977, p. 291).
Dès que l’émanation
de la déesse mère à partir du dieu masculin a été formellement incorporée au
canon, il n’y a plus d’obstacle à une auto-imagination et à une
auto-production du lama comme déesse. « Ensuite vois-toi comme femme
divine sous une forme vide » (Evans-Wentz, 1937, p. 177), enseigne un
guide de méditation à son élève. Dans un autre, ce dernier déclame :
« Je deviens moi-même instantanément la Dame Sacrée » (cité par
Beyer, 1978, p. 378).
Steven Segal (acteur d’Hollywood) : Le Dalaï-lama
« est la grande mère de toute éducation et de tout amour. Il accepte
tous ceux qui viennent sans jugement. » (Schell, 2000, p. 69)
Sitôt équipé de la
force du féminin, le maître tantrique a même la capacité de produire des
foules entières de figures femelles à partir de lui-même ou de remplir tout
l’univers avec une seule figure femelle : « Pour commencer,
imagine l’image (de la déesse Vajrayogini) d’à peu près la taille de
ton propre corps, puis de celle d’une maison, puis d’une colline, et
finalement à l’échelle de l’espace extérieur » (Evans-Wentz, 1937, p.
136). Ou bien il imagine le cosmos comme un immense et interminable palais
de couples surnaturels : « Toutes les divinités mâles dansent en
moi. Et toutes les divinités femelles font passer leurs chants vajra
sacrés à travers moi », écrit lyriquement le Dalaï-lama dans un chant
tantrique (Mullin, 1991, p. 67). Mais « ensuite, il [le yogi] peut
dissiper ces couples dans sa méditation. Peu à peu il réalise que leur
existence objective est illusoire et qu’ils ne sont qu’une fonction. … Il
les transcende et finit par les voir comme des images reflétées dans un
miroir, comme un mirage et ainsi de suite » (Carelli, 1941, p. 18).
Cependant,
en-dehors des rites et des séances de méditations, c’est-à-dire dans le
monde réel, le super-être doublement sexué apparaît presque
exclusivement dans le corps d’un homme et seulement très rarement comme une
femme, même s’il s’exclame dans le Guhyasamaja Tantra : « Je
suis sans aucun doute les deux figures. Je suis femme et je suis homme, je
suis la figure de l’androgyne » (Gäng, 1998, p. 66).
Qu’arrive-t-il à la femme ?
Dès que le yogi lui
a « dérobé » sa gynergie en utilisant des techniques
magiques sexuelles, la femme disparaît du scénario tantrique. « Le
partenaire féminin », écrit David Snellgrove, « connu comme Fille
de Sagesse [prajna] et supposé incarner cette grande perfection de
la sagesse, est en fait utilisée comme moyen pour une fin, qui est atteinte
par le yogi lui-même. De plus, dès qu’il a maîtrisé les techniques de yoga
requises il n’a pas besoin d’un partenaire féminin, car tout le processus
est rejoué dans son propre corps. Donc en dépit des éloges des femmes dans
ces tantras et leur statut symbolique élevé, toute la théorie et la
pratique est donnée pour le bénéfice des mâles » (Snellgrove, 1987,
vol. 1, p. 287).
On peut trouver des
citations équivalentes de nombreux autres interprètes occidentaux du
tantrisme : « Dans le tantrisme… la femme est un moyen, un objet
étranger, sans possibilité de mutualité ou de communication réelle » (cité
par Shaw, 1994, p. 7). La femme « doit être utilisée comme un objet
rituel et ensuite rejetée » (également cité par Shaw, 1994, p. 7). Ou,
à un autre endroit : les yogis avaient « des rapports sexuels
sans sensualité … Il n’y a pas de relation d’intimité avec un individu – la
femme … impliquée est un objet, une représentation de pouvoir … les femmes
sont simplement des batteries spirituelles » (cité par Shaw, 1994, n.
128, pp. 254–255). La femme fonctionne comme un « outil de
salut », comme une « aide sur le chemin de l’illumination ».
Le but du Vajrayana est même « de détruire la femelle »
(cité par Shaw, 1994, p. 7).
Accessoirement,
cette fonctionnalisation du partenaire sexuel est traitée – comme il nous
reste à le montrer – sans réflexion ni honte dans les textes Vajrayana
originels. Les auteurs occidentaux modernes ayant des vues compatibles avec
celles du bouddhisme, au contraire, tendent vers l’opinion que l’androgyne
tantrique harmonise les deux rôles sexuels d’une manière égale en lui, de
sorte que le modèle androgyne est valable à la fois pour les hommes et les
femmes. Mais ce n’est pas le cas. Même au niveau étymologique, androgynie
(de l’ancien grec anér, « homme » et gyné,
« femme ») ne peut pas être appliqué aux deux sexes. Le terme signifie
– lorsqu’il est pris littéralement – les forces mâles-féminines possédées
par un homme, alors que pour une femme le phénomène respectif devrait être
nommé « gynandrie » (forces femelles-masculines possédées par une
femme).
Androgynie contre gynandrie
Puisque
l’androgynie et la gynandrie sont utilisées en référence à l’organisation
d’énergies spécifiques au sexe et non à une description de caractéristiques
sexuelles physiques, on pourrait penser que nous sommes ici trop pédants.
Cela serait vrai si le tantrisme n’impliquait pas un culte extrême du
corps, de la psyché et de l’esprit mâles. A de très rares exceptions près,
tous les gourous du Vajrayana sont des hommes. Ce qui est vrai du
monde des apparences est également vrai au niveau transcendantal le plus
élevé. L’ADI BOUDDHA est essentiellement décrit sous la forme d’un homme.
Après notre
discussion sur la physiologie « mystique » du yogi, nous pourrons
à nouveau voir que cela décrit la construction d’un corps masculin
d’énergie. Mais tous les doutes sur le fait de savoir si l’androgynie
représente une usurpation virile des énergies féminines devraient
disparaître dès que nous aurons exposé les secrets de la gnose de la
semence tantrique.
Par conséquent, la
tentative de créer un être androgyne à partir d’une femme signifie
que sa propre essence féminine devient subordonnée à un principe masculin
(le principe de anér). Même quand elle exhibe les caractéristiques
sexuelles extérieures d’une femme (seins et vagin), en termes d’énergie
elle se transforme en homme, comme nous le savons déjà d’après le
bouddhisme Mahayana. A l’opposé, une contrepartie vraiment femelle à
un gourou androgyne serait une
maîtresse gynandrique. La question, cependant, est de savoir si les
techniques enseignées dans les tantras bouddhistes sont adaptées pour
instituer un processus transformant une femme dans le sens de la gynandrie,
ou si elles ont été écrites par et pour des hommes seulement. C’est
seulement après une description détaillée des rituels tantriques que nous
pourrons répondre à cette question.
Le pouvoir absolu du « Grand Sorcier »
(Maha Siddha)
Le but de
l’androgynie tantrique est la concentration du pouvoir absolu dans le
maître tantrique, ce qui de son point de vue constitue le contrôle sans
restriction des deux forces primales cosmiques, le dieu et la déesse. Si
l’on suppose qu’il a, par un effort méditatif constant, détruit son ego
individuel, alors ce n’est plus une personne qui a concentré ce pouvoir en
lui-même. A la place de l’ego humain, il y a le super-ego d’un dieu avec
des pouvoirs de grande portée. Ce sujet surhumain ne connaît aucune
limitation lorsqu’il proclame dans le Hevajra Tantra, « Je suis
le révélateur, je suis la doctrine révélée et je suis le disciple doué de
bonnes qualités. Je suis le but, je suis le maître du monde et je suis le
monde ainsi que les choses terrestres » (Farrow and Menon, 1992, p.
167). Dans les tantras, il y a une distinction entre deux types de
pouvoir :
- Pouvoir surnaturel, c’est-à-dire, en fin de compte, conscience illuminée et
bouddhéité.
- Pouvoir terrestre tel que richesse, santé, régence, victoire sur
un ennemi, et ainsi de suite.
Mais une
classification des tantras en une catégorie inférieure, se préoccupant
seulement de questions terrestres, et une catégorie supérieure, dans
laquelle les buts vraiment religieux sont enseignés, n’est pas possible. La
totalité des écrits concernent à la fois le « sacré » et le
« profane ».
Le pouvoir
surnaturel donne au maître tantrique le contrôle de tout l’univers. Il peut
le dissoudre et le rétablir. Cela lui donne le contrôle de l’espace et du
temps dans toutes leurs formes d’expression. En tant que « dieu du
temps » (Kalachakra), il devient « seigneur de
l’histoire ». En tant qu’ADI BOUDDHA, il détermine le cours de
l’évolution.
Le pouvoir
terrestre signifie avant tout pouvoir commander les autres avec succès.
Dans l’universalisme du Vajrayana, ceux qui sont commandés ne sont
pas seulement des gens, mais aussi des êtres d’autres sphères
trans-humaines – esprits, dieux et démons. Ces derniers ne peuvent pas être
dirigés par des moyens terrestres, mais seulement par l’art de la magie
surnaturelle. Fondamentalement donc, le pouvoir d’un gourou s’accroît en
proportion du nombre et de l’efficacité de ses « forces
magiques » (siddhis). Pouvoir et connaissance des arts magiques
sont synonymes pour un maître tantrique.
Une telle présence
envahissante de la magie est quelque peu fantastique pour notre conscience
occidentale. Nous devons donc tenter de nous replonger dans l’Inde
ancienne, le pays merveilleux des miracles et des secrets, et d’imaginer
l’ambiance occulte d’où émergea le bouddhisme tantrique. L’indologue
Heinrich Zimmer a décrit l’atmosphère de cette époque comme suit : « Ici
la magie est quelque chose de très réel. Une parole magique correctement
prononcée pénètre les autres personnes sans résistance, les transforme, les
ensorcelle. Puis sous le sortilège de la participation involontaire l’autre
s’ouvre au fluide de la volonté magique, qui transmet électriquement le
courant qui la relie à lui » (Zimmer, 1973, p. 79). A notre époque,
les choses ne sont parfois pas différentes de ce qu’elles étaient dans
l’ancien Tibet. Tous les phénomènes du monde sont magiquement interconnectés,
et « des liens secrets [relient] chaque parole, chaque acte, et même
chaque pensée au fondement éternel du monde » (Zimmer, 1973, p. 18).
En tant que « porteurs de pouvoir magique » ou « rois
sorciers », les yogis tantriques tissent des filets à partir de ces
liens. C’est pourquoi ils sont connus sous le nom de Maha Siddhas,
« Grand Sorciers ».

« sorcier » lamaïste (a
Ngak’phang gÇodpa)
Si nous prenons le
temps d’examiner ce que les tantras disent sur les objets magiques qui
équipent les Mahas Siddhas, cela nous rappelle les objets
merveilleux que seuls les héros de contes de fées possèdent : une épée
magique qui donne la victoire et le pouvoir sur tous les ennemis
possibles ; un remède pour les yeux avec laquelle on peut découvrir
les trésors cachés ; une paire de « bottes de sept lieues »
qui permet à l’adepte d’atteindre en un rien de temps n’importe quel
endroit de la terre, en voyageant à la fois sur le sol et dans les
airs ; il y a un élixir qui transforme alchimiquement les métaux
grossiers en or pur ; une potion magique qui procure l’éternelle
jeunesse et un remède miracle qui protège de la maladie et de la
mort ; des pilules qui donnent le pouvoir de prendre n’importe quelle
forme ; un capuchon magique qui rend le sorcier invisible. Il peut
prendre l’apparence de plusieurs individus différents en même temps, peut
suspendre la gravité et peut lire dans les pensées des gens. Il connaît ses
incarnations précédentes, a maîtrisé toutes les techniques de
méditation ; il peut se contracter jusqu’à la taille d’un atome ou
étendre son corps jusqu’aux étoiles. Il possède « l’œil divin »
et « l’oreille divine ». Bref, il a le pouvoir de tout déterminer
selon sa volonté.
Les Maha Siddhas
contrôlent l’univers par leurs sortilèges, leurs formules magiques ou leurs
mantras. « Je suis conscient », commente David Snellgrove,
« que les bouddhistes occidentaux d’aujourd’hui, spécialement ceux qui
sont des adeptes de la tradition tibétaine, n’aiment pas ce mot anglais [spell,
« charme », « sortilège »] utilisé pour désigner les
mantras et le reste, à cause de son association avec la magie vulgaire. Il
suffit de répondre que, que cela plaise ou non, la plus grande partie des
tantras traite précisément de vulgaire magie, parce que c’est ce qui
intéresse la plupart des gens » (Snellgrove, 1987,vol. 1, p. 143).
Les sortilèges
« érotiques », qui permettent au yogi d’obtenir des femmes pour
ses rituels magiques sexuels, sont mentionnés remarquablement souvent dans
les textes tantriques. Le yogi continue à pratiquer l’acte sexuel rituel
après son illumination : comme la clé du pouvoir se trouve dans la
femme, chaque acte sexuel liturgique soutient son omnipotence. Ce ne sont
pas seulement les êtres terrestres qui doivent obéir à de tels mantras,
mais aussi les anges femelles et les horribles habitants du monde
souterrain.
Le sorcier
tout-puissant peut aussi asservir une femme contre sa volonté. Il lui
suffit de former une image de la personne réelle désirée. En méditation, il
envoie une fleur-flèche au milieu de son cœur et imagine que la victime
d’amour tombe inconsciente sur le sol. Elle a à peine rouvert les yeux que
le conquérant, brandissant son épée et son miroir, la force à accomplir ses
désirs. Ce scénario réalisé en imagination peut forcer toute femme réelle à
tomber dans les bras du yogi sans résistance (Glasenapp, 1940, p. 144). Un
autre pouvoir magique lui permet de s’emparer du corps d’un mari à son insu
et de passer la nuit avec son épouse incognito, ou il peut se
multiplier en suivant l’exemple du dieu indien Krishna puis dormir avec des
centaines de vierges simultanément (Walker, 1982, p. 47).
Finalement, nous
attirons l’attention sur un grand nombre de Siddhis (pouvoirs
magiques) destructeurs : pour transformer une personne en pierre, le Hevajra
Tantra recommande d’utiliser des perles de cristal et de boire du
lait ; pour subjuguer quelqu’un, il faut du bois de santal ; pour
l’ensorceler, de l’urine ; pour créer la haine entre des êtres des six
mondes, l’adepte doit employer de la chair et des os humains ; pour
faire apparaître quelque chose, il faut brandir les os d’un brahmane mort
et consommer du crottin animal. Avec des os de buffle, l’illuminé peut tuer
ses ennemis (Snellgrove, 1959, p. 118). Il y a des sortilèges qui coupent
instantanément une personne en deux. Cette magie noire, cependant, ne doit
être appliquée qu’à une personne qui a enfreint la doctrine bouddhiste ou
insulté un gourou. On peut aussi imaginer la personne malfaisante en train
de vomir du sang, ou avec une aiguille ardente plantée dans son dos ou une
lettre enflammée marquant son cœur – à l’instant même elle tombera morte
(Snellgrove, 1959, pp. 116–117). En utilisant le « rituel de la
craie », un yogi peut détruire toute une armée ennemie en quelques
secondes, chaque soldat perdant soudain sa tête (Snellgrove, 1959, p. 52).
Dans la seconde partie de notre analyse, nous discuterons en détail comment
de telles pratiques mortelles magiques faisaient partie, et jusqu’à un certain
point font encore partie, de la politique d’Etat tibétaine/lamaïste.
En toute justice,
il faut néanmoins mentionner qu’à un moindre degré dans les textes
tantriques d’origine mais très fréquemment dans les commentaires, tout
usage arbitraire du pouvoir et de la violence est explicitement prohibé par
le serment du Boddhisattva (agir seulement dans l’intérêt de tous les êtres
souffrants). Il n’existe pas de tantra, de cérémonie ou de prière dans
laquelle il n’est pas affirmé à plusieurs reprises que toute magie doit
être pratiquée seulement par compassion (karuna). Cette exigence
constante, répétée souvent d’une manière presque suspecte, se révèle être,
comme nous le verrons, une dissimulation, puisque dans le tantrisme le
pouvoir et la violence sont d’une nature structurelle et pas seulement
d’une nature morale.
Pourtant, à la
lumière des structures de pouvoir de l’Etat moderne, de l’économie
mondiale, de l’armée et des médias modernes, les imaginations des Maha
Siddhas semblent naïves. Leurs ambitions ont quelque chose
d’individualiste et de fantastique. Mais les apparences sont trompeuses.
Même dans l’ancien Tibet, l’emploi de forces magiques (siddhis)
était considéré comme une partie importante de la politique de l’Etat
bouddhocratique. Dans l’histoire du lamaïsme officiel, la magie rituelle
était bien plus importante que les guerres ou les activités diplomatiques
et, comme nous le montrerons, l’est encore.
Le concept
tantrique, selon lequel le pouvoir est de l’amour érotique transformé, est
aussi familier pour la psychanalyse moderne. Il est vrai que dans la psyché
occidentale cette transformation est habituellement, sinon toujours, une
transformation inconsciente. D’après Sigmund Freud, l’amour érotique
refoulé peut devenir une illusion de pouvoir. Au contraire, dans le
tantrisme ce processus inconscient est sciemment manipulé et reflété dans
une expérience presque mécanique. Il peut – comme dans le cas du lamaïsme –
définir une culture entière. Le psychologue hollandais Fokke Sierksma, par
exemple, suppose que la « soif de pouvoir » opère comme une force
directrice essentielle derrière la vie monastique tibétaine. D’après cet
auteur, un moine peut prétendre méditer sur la manière de parvenir à un
état de vide, mais « en pratique le résultat n’est pas le vide mais
l’inflation de l’ego ». Pour le moine, c’est une question de
« pouvoir spirituel, pas de libération mystique » (Sierksma,
1966, pp. 125, 186).
Mais encore plus
stupéfiant que le monde magique/tantrique de l’ancien Tibet est le fait que
les fantasmagories du tantrisme ont réussi de nos jours à pénétrer la
conscience culturelle de notre civilisation occidentale hautement
industrialisée, et qu’elles ont réussi à s’y ancrer avec tous leurs
atavismes associés. Cette tentative de conquête de l’Occident par le Vajrayana
avec ses pratiques magiques est le sujet central de notre étude.
Notes
:
[1] Le premier document
bouddhiste tantrique connu, le Guhyasamaja Tantra, date seulement du
4ème siècle. De nombreux autres textes suivirent ensuite, qui présentent
néanmoins tous le même modèle basique. Le processus formatif se termina dès
le 11ème siècle avec le Kalachakra Tantra.
[2] A Berkeley (USA) en
1987, une conférence eut lieu où la discussion se concentra principalement
sur le terme upaya.
[3] Cette intégration
culturelle des divinités tantriques est généralement niée par les lamas.
Infatigablement, ils assurent à leurs auditeurs qu’il s’agit d’archétypes
universellement applicables, que n’importe qui, quelle que soit sa
religion, peut reprendre. Il est vrai que la doctrine Shunyata, la
« doctrine du vide », permet théoriquement de rassembler aussi
puis d’écarter les déités d’autres cultures. Des gourous
« modernes » comme Chögyam Trungpa, qui est mort en 1989, se
réfèrent aussi au réservoir archétypal total de l’humanité dans leurs
enseignements. Mais dans leur pratique spirituelle ils se fient
exclusivement à des symboles, des yiddams et des rites tantriques et
tibétains.
.
|