Chapitre 10 de la deuxième partie du livre
L’ombre du Dalaï-lama
sexualité, magie et politique dans le
bouddhisme tibétain
Éxposé du livre
(Édition anglais: The Shadow of the Dalai
Lama )
Le chapitre a été
traduit par Franz Destrebecq
Pour les références: References
10. LE FER
DE LANCE DE LA GUERRE
DE
SHAMBHALA: LES MONGOLES
Dans l’ancien
Tibet, la guerre signifia en de nombreuses occasions l’intervention militaire
de diverses tribus mongoles dans les affaires internes du pays. Avec le
passage du temps une profonde connexion culturelle se développa avec les
nomades guerriers du nord, ce qui conduisit finalement à une complète bouddhisation de la Mongolie. Cela est aujourd’hui
interprété par les « historiens » bouddhistes comme une
pacification du pays et de ses habitants. Mais examinons de plus près
quelques événements importants dans l’histoire de l’Asie Centrale sous
contrôle bouddhiste.
Gengis Khan en tant que
Bodhisattva
Le plus grand
conquérant de toute l’humanité, du moins en ce qui concerne l’expansion du
territoire sous son contrôle, fut Gengis Khan (1167–1227). Il unifia les
peuples des steppes mongoles en Asie et constitua avec eux une armée à cheval
qui jeta la peur dans les cœurs d’Europe et de Chine tout comme dans les
Etats islamiques. Sa manière de faire la guerre était extrêmement moderne
pour l’époque. Les préparatifs avant une offensive prenaient habituellement
plusieurs années. Il faisait étudier les forces et les faiblesses de
l’adversaire en détail. Cela était réalisé entre autres par un réseau
habilement construit d’espions et d’agents. Sa célèbre cavalerie n’était ni
désordonnée ni sauvage, ni aussi nombreuse qu’on le disait souvent chez les
peuples qu’il avait conquis. Au contraire, elle se distinguait par une
stricte discipline, avait le tout meilleur équipement, et était courageuse,
extrêmement efficace, et généralement inférieure en nombre à ses ennemis.
Plus les préparatifs de guerre étaient longs, plus les batailles étaient
décidées rapidement, et cela avec une cruauté impitoyable. Les femmes et
les enfants bénéficiaient d’aussi peu de pitié que les vieux et les
malades. Si une ville s’opposait au grand Khan, toute créature vivante y
habitant devait être exterminée, même les animaux – les chiens et les rats
étaient exécutés. Pourtant pour ceux qui se soumettaient à lui, il devenait
un rédempteur, un homme-dieu et un prince de la paix. Jusqu’à nos jours les
Mongols n’ont pas oublié que l’homme qui conquit et dirigea le monde était
de leur sang.
Tactiquement du
moins, en voulant s’étendre en Mongolie, le lamaïsme tibétain fit bien de
déclarer que Gengis Khan, vénéré comme étant divin, était l’un des siens.
Ce qui était gênant pour cette démarche était que le conquérant du monde
n’était pas un adepte des enseignements bouddhistes et n’avait confiance
qu’en lui-même, ou en les pratiques religieuses chamaniques de ses
ancêtres. Il existe même de sérieuses indications qu’il se sentait attiré
par les idées monothéistes afin de pouvoir légitimer sa domination mondiale
unique.
Pourtant, en
faisant appel à leur système de l’ADI BOUDDHA, les lamas purent facilement
égaler leurs rivaux monothéistes. D’après la légende, un concours entre les
religions eut également lieu devant le trône du souverain, qui du point de
vue tibétain fut remporté par les bouddhistes. La même histoire est
racontée par les mahométans, mais finit par la décision du « souverain
du monde » de choisir les Enseignements du Prophète. En comparaison,
la proverbiale cruauté du khan mongol ne fut pas un obstacle à sa « bouddhisation » fabriquée, puisqu’il put être
intégré sans problème dans le système tantrique en tant qu’aspect terrible
d’un Bouddha (un heruka)
ou en tant qu’un dharmapala
(dieu tutélaire) assoiffé de sang. Ainsi de plus en plus d’histoires furent
inventées qui le dépeignaient comme un représentant de la Sainte Doctrine
(le dharma).
Entre autres
choses, les lamas mongols construisirent une ascendance qui remontait à un
roi indien bouddhiste et la mirent à la place de la légende zoomorphique
commune parmi les chamans selon laquelle Gengis Khan était le fils d’un
loup et d’une biche. Une autre histoire raconte qu’il descendait d’une
famille royale tibétaine. On croit fermement qu’il était en correspondance
avec un grand abbé de la secte Sakyapa et qu’il
lui avait demandé sa protection spirituelle. La phrase suivante se trouve
dans une fausse lettre où le Mongol est supposé s’adresser au hiérarque tibétain : « Saint homme !
J’aurais bien voulu te convoquer ; mais comme mes affaires terrestres
ne sont pas encore terminées, je ne t’ai pas convoqué. Je te fais confiance
depuis ici, protège-moi depuis là-bas » (Schulemann,
1958, p. 89). Un autre document « de sa main » est supposé avoir
exempté l’ordre [Sakyapa] de payer des impôts.
Dans la lutte contre les Chinois, Gengis Khan – raconte-t-on – priait l’ADI
BOUDDHA.
La bouddhisation
de la Mongolie
Mais ce fut
seulement après la mort du Grand Khan que les lamas missionnaires réussirent
à convertir les tribus mongoles au bouddhisme, même si ce fut un processus
qui s’étendit sur quatre siècles (à ce propos, cela ne fut pas vrai pour
tous, car un certain nombre adopta la foi islamique). Si on laisse de coté
divers contacts mineurs, le voyage du Sakya, Pandita Kunga Gyaltsen, à la cour du souverain nomade Godän Khan (en 1244), se trouve au début du projet de
conversion, qui amena finalement toute la Mongolie du Nord sous l’influence
bouddhiste. Le grand abbé, déjà très avancé en âge, convainquit les Mongols
du pouvoir de sa religion en guérissant le fils d’Ugadaï
d’une grave maladie. Les archives célèbrent leur conversion consécutive
comme un triomphe de la civilisation sur la barbarie.
Quelque 40 ans plus
tard (1279) eut lieu une rencontre entre Chögyel Phagpa, lui aussi un grand abbé tibétain de la lignée Sakyapa, et Koubilaï Khan,
conquérant mongol de la Chine et
fondateur de la dynastie Yuan. Lors de ces entrevues, des thèmes
concernant la situation politique du Tibet furent aussi discutés. L’habile
hiérarque du Pays des Neiges réussit à persuader l’Empereur de lui décerner
le titre de « Roi de la Grande et Précieuse Loi » et donc une
part d’autorité terrestre sur le Tibet pas encore unifié. En retour, le Phagpa lama initia l’Empereur au Hevajra Tantra.
Trois cent ans plus
tard (en 1578), l’abbé Gelugpa, Gyalwa Sonam Gyatso, rencontra Althan Khan
et reçut de lui le nom fatidique de « Dalaï-lama ». A l’époque il
était seulement le souverain spirituel et à son tour il donna au prince
mongol le titre de « Souverain du Monde aux Mille Roues d’Or ». A
partir de 1637, la coopération entre le « Grand Cinquième » et Gushri Khan commença. Au début du 18ème
siècle au plus tard, la bouddhisation de la
Mongolie était terminée et le pays se trouvait fermement dans les mains de
l’Eglise Jaune.
Mais il serait
erroné de croire que la conversion des souverains mongols avait conduit à
un rejet fondamental de la politique guerrière des tribus. Il est vrai que
cette conversion exerça à l’époque une influence modératrice. Par exemple,
le Troisième Dalaï-lama avait demandé que les femmes et les esclaves ne
soient plus sacrifiés en offrande durant les cérémonies commémoratives pour
les princes de la steppe décédés. Mais il faudrait remplir des pages si l’on
voulait raconter la cruauté et l’absence de pitié des Khans
« bouddhistes ». Tant que cela concernait la lutte contre les
« ennemis de la foi », les lamas étaient prêts à faire tous les
compromis nécessaires concernant la violence. Ici le potentiel agressif des
déités protectrices (les dharmapala) pouvait être déchaîné sans limites dans la
réalité. Cependant pour être honnête il faut dire que les deux éléments, la
pacification et la militarisation se développèrent en parallèle, comme cela
est en effet facilement possible dans le monde paradoxal des doctrines
tantriques. Ce ne fut pas avant le début du 20ème siècle que
l’esprit combatif proverbial des Mongols se manifesterait vraiment à
nouveau et se combinerait ensuite, comme nous le verrons, avec l’idéologie
martiale du Kalachakra Tantra.
Avant que les
communistes ne prennent le pouvoir en Mongolie dans les années 20, plus
d’un quart de la population mâle était formée de simples moines. Le
principal contingent de lamas appartenait à l’ordre Gelugpa
et obéissait donc, du moins officiellement, au roi-dieu de Lhassa. Le
pouvoir réel, cependant, était exercé par le suprême Khutuktu, le terme mongol
pour désigner un Bouddha incarné (en langue tibétaine : Kundun). Au
début de leur règne, leur autorité s’étendait seulement aux questions
religieuses, ensuite constitutionnellement la terre de Gengis Khan devint
une province de la Chine.
En 1911 il y eut
une révolte et le « Bouddha vivant », Jebtsundamba
Khutuktu, fut proclamé premier chef de l’Etat (Bogd Khan) des peuples mongols
autonomes. En même temps le pays déclara son indépendance. Dans le décret
constitutionnel, il est dit : « Nous avons élevé le Bogd, rayonnant comme le soleil, âgé de myriades, comme
Grand Khan de Mongolie et son épouse Tsagaan Dar
comme mère de la nation » (Onon, 1989, p. 16). La réponse du grand
lama incluait ce qui suit : « Ayant accepté l’élévation par tous
pour devenir le Grand Khan de la Nation Mongole, je lutterai
infatigablement pour répandre la religion bouddhiste aussi brillante que la
lumière de millions de soleils… » (Onon, 1989, p. 18).
Dès lors, tout
comme au Tibet, une bouddhocratie avec
l’incarnation d’un dieu à sa tête régna en Mongolie. En 1912, un envoyé du
Dalaï-lama signa un accord avec le nouveau chef d’Etat, dans lequel les
deux hiérarques reconnaissaient chacun la souveraineté de l’autre et leurs
pays comme des Etats autonomes. Cet accord devait les lier pour toujours et
proclamait le bouddhisme tibétain comme la seule religion d’Etat.
Jabtsundamba Khutuktu
(1870–1924) n’était pas un Mongol natif, mais était né à Lhassa comme fils
d’un important fonctionnaire de l’administration du Dalaï-lama. A l’âge de
quatre ans sa vie monastique commença à Khüre, la
capitale mongole de l’époque. Déjà comme jeune homme il mena une vie
dissolue. Il aimait les femmes et le vin et justifiait ses libertés avec
des arguments tantriques. Cela entra même dans les livres scolaires mongols
de l’époque, où nous pouvons lire qu’il existe deux sortes de bouddhisme :
la « voie vertueuse » et le « chemin du mantra ». Celui
qui suit ce dernier, « même sans abandonner les breuvages enivrants,
le mariage, ou une occupation profane, s’il contemple l’essence de
l’Absolu, … chemine le long du chemin du grand maître du yoga » (Glasenapp, 1940, p. 24). Quand lors de sa visite en
Mongolie le Treizième Dalaï-lama fit des commentaires malicieux sur la
débauche de son homologue, on dit que le Khutuktu
écuma de rage, et les relations entre les deux se refroidirent encore plus.
Le « Bouddha
vivant » de Mongolie était brutal avec ses sujets et dépassait souvent
les limites de la cruauté. On lui prête de nombreux empoisonnements. Ce
n’était pas entièrement injustifié s’il ne faisait confiance à personne et
s’il suspectait tout le monde. Néanmoins il possédait le sens politique,
une ambition sans bornes, et aussi une audace remarquable. A maintes
reprises, même dans les situations les plus inextricables, il comprit
comment se saisir du pouvoir, et en tant que chef de l’Etat il survécut
même à la conquête du pays par les communistes. Sa ténacité face aux
Chinois lui valut le respect du peuple tout comme de la noblesse.
Il ne connut
presque pas de période pacifique. Peu après sa déclaration d’indépendance
(en 1911), le pays devint le jouet des intérêts les plus variés : les
Chinois, les Russes tsaristes, les communistes, et nombre de groupes
nationaux et régionaux tentèrent de prendre le contrôle de l’Etat. Aveugle
et marqué par la consommation d’alcool, le Khutuktu
mourut en 1924. Le Russe Blanc [= tsariste] Ferdinand Ossendowski,
qui était en fuite à travers le pays à cette époque, attribue la prophétie
et la vision qui suivent au Khutuktu, ce qui,
même si cela n’est pas authentifié historiquement, exprime l’esprit d’un
pan-mongolisme agressif : « Près de Karakorum, sur les rives d’Ubsa-Nor, je vois les
immenses camps multicolores … Au-dessus, je vois les vieilles bannières de
Gengis Khan, des rois du Tibet, du Siam, d’Afghanistan et des princes
indiens ; les signes sacrés de tous les pontifes lamaïstes ; les
armoiries des Khans, des Olets et les simples
signes des tribus mongoles du Nord. … on entend le grondement et le
craquement de l’incendie et le bruit féroce de la bataille. Qui conduit ces
guerriers qui, là sous le ciel rougi, versent leur sang et celui des
autres ? … Je vois … une nouvelle migration des peuples, la dernière
marche des Mongols… » (Ossendowski, 1924,
pp. 315-316).
L’année même de la
mort de Jabtsundamba Khutuktu,
le « Parti du Peuple Révolutionnaire Mongol » (les communistes)
prit le contrôle gouvernemental total, qu’ils devaient exercer pendant plus
de soixante ans. Néanmoins les spéculations sur la prochaine incarnation du
« Bouddha vivant » continuèrent. Les communistes firent alors
appel à une vieille prédiction d’après laquelle le huitième Khutuktu renaîtrait comme général de Shambhala et ne pourrait donc plus apparaître
sur terre. Mais les habiles lamas répondirent par l’argument que cela
n’empêcherait pas l’incarnation immédiate du neuvième Khutuktu.
Il fut décidé de prendre conseil auprès du Quatorzième Dalaï-lama et du
Neuvième Panchen-lama. Cependant, le Parti Communiste l’emporta et mena en
1930 un procès à grand spectacle contre plusieurs nobles et chefs
spirituels mongols associés à cette recherche d’une nouvelle incarnation.
A l’époque en
Mongolie il y eut des tentatives de rendre les idées communistes et
bouddhistes compatibles entre elles. De cette manière, les lamas se
passionnèrent pour le mythe selon lequel Lénine aurait été une
réincarnation du Bouddha historique. Mais d’autres voix se firent aussi
entendre. Dans un pamphlet des années 20, nous pouvons lire que « la
Russie rouge et Lénine sont la réincarnation de Langdarma,
l’ennemi de la foi » (Bawden, 1969, p. 265).
Sous Joseph Staline, ce genre d’opinion disparut pour de bon. Le Parti
Communiste agit impitoyablement contre les institutions religieuses de la
Mongolie, chassa les moines des monastères, ferma les temples et interdit
toute forme de programme d’enseignement clérical.
Le mythe de Shambhala mongol
Nous n’avons pas
l’intention d’examiner en détail l’histoire récente de la Mongolie. Ce qui
nous intéresse principalement, ce sont les modèles tantriques qui eurent
une influence derrière la scène politique. Depuis le 19ème
siècle, la littérature religieuse prophétique a fleuri dans le pays. Parmi
les nombreux espoirs mystiques de salut, le mythe de Shambhala
se trouve à la première place. Il a toujours accompagné le mouvement
nationaliste mongol et jouit aujourd’hui d’une puissante renaissance après
la fin du communisme. Jusqu’aux années 30, il était presque évident en soi
pour le milieu lamaïste du pays que les conflits avec la Chine et la Russie
devaient être vus comme des escarmouches préliminaires avant une future
bataille finale, à l’échelle du monde, qui se terminerait par une victoire
universelle du bouddhisme. Dans cette bataille, les figures du Rudra Chakrin,
du Bouddha Maitreya,
et de Gengis Khan étaient
combinées en une figure messianique surpuissante qui répandrait d’abord une
horreur inimaginable pour ensuite conduire les masses converties, avec
avant tout les Mongols comme peuple élu, au paradis. Les soldats de l’armée
mongole s’appelaient eux-mêmes fièrement « guerriers de Shambhala ». Un chant de guerre de l’année
1919 proclamait :
Nous avons hissé le drapeau jaune
Pour la grandeur de la doctrine de Bouddha;
Nous, les élèves du Khutuktu,
Entrons dans la bataille de Shambhala !
(Bleichsteiner, 1937, p. 104)
Cinq ans plus tard,
en 1924, le Russe Nicholas Roerich rencontra à
Ourga une troupe de cavaliers mongols qui chantaient :
Mourons dans cette guerre,
Pour renaître comme cavaliers
Du Souverain de Shambhala
(Schule der Lebensweisheit, 1990, p. 66)
Il fut informé sur des
tons mystérieux qu’une année avant son arrivée un enfant mongol était né,
sur lequel reposait tous les espoirs de salut pour le people, parce qu’il
était une incarnation de Shambhala.
Le Bouriate Agvan Dordjieff, un confident
du Treizième Dalaï-lama, dont nous avons encore beaucoup à dire, s’impliqua
obstinément dans tous les événements qui affectèrent la Mongolie depuis le
début du vingtième siècle. « Sa contribution spéciale », écrit
John Snelling, « fut de transformer le
pan-mongolisme, qu’on avait appelé ‘l’idée unique la plus puissante d’Asie
Centrale au vingtième siècle’, en pan-bouddhisme plus expansif, qu’il
basait, comme nous l’avons déjà noté, sur les mythes de Kalachakra,
y compris la légende du royaume messianique de Shambhala »
(Snelling, 1993, p. 96).
Le mythe de Shambhala survécut dans la clandestinité après
l’arrivée des communistes au pouvoir, comme si une intervention militaire
venant du royaume mythique était imminente. En 1935 et 1936 des rituels
furent pratiqués à Khorinsk afin d’accélérer l’intervention du roi de Shambhala. Les lamas produisirent des cartes
postales sur lesquelles on pouvait voir les armées de Shambhala
sortir du soleil levant. Non sans raisons, le service secret soviétique
suspecta que cela était une référence au Japon, dont le drapeau porte le
symbole national du soleil levant. En fait, les Japonais firent usage de la
légende de Shambhala pour leurs propres
intérêts impérialistes et tentèrent de se concilier les lamas mongols comme
agents, par des appels au mythe.
Dambijantsan, le lama vengeur assoiffé
de sang
A quelle inhumanité
et à quelle cruauté ce schéma tantrique peut conduire en temps de guerre,
cela est montré par l’histoire du « lama vengeur », un moine des
Bonnets Rouges du nom de Dambijantsan. C’était un
Kalmouk de la région de la Volga qui avait été emprisonné en Russie pour
activités révolutionnaires. « Après une fuite mouvementée »,
écrit Robert Bleichsteiner, « il alla au
Tibet et en Inde, où il fut initié à la magie tantrique. Dans les années
1890, il commença ses activités politiques en Mongolie. Chevalier errant du
lamaïsme, démon des steppes, et tantrika
dans le style de Padmasambhava, il éveillait de vagues espoirs chez
certains, de la peur chez d’autres, ne reculait devant aucun crime, sortait
indemne de tous les dangers, de sorte qu’il était considéré comme
invulnérable et intouchable, bref, il tenait tout le Gobi sous son
emprise » (Bleichsteiner, 1937, p. 110).
Dambijantsan croyait être l’incarnation du héros
guerrier de la Mongolie de l’Ouest, Amursana. Durant de nombreuses années il réussit à
commander une armée assez nombreuse et à exécuter un nombre remarquable
d’actions militaires victorieuses. Pour cela il reçut de hauts titres
religieux et nobles de la part du « Bouddha vivant » d’Ourga. Le
Russe Ferdinand Ossendowski parla de lui, mais
sous un autre nom (Touchegoun Lama) [1] :
« Quiconque désobéissait à ses ordres périssait. Nul ne savait le jour
ni l’heure où, dans la yourte ou à coté du cheval galopant dans la plaine,
l’étrange et puissant ami du Dalaï-lama apparaîtrait. Un coup de couteau,
une balle ou des doigts vigoureux serrant le cou comme un étau, c’était la
justice secondant les plans de ce faiseur de miracles » (Ossendowski, 1924, p. 116). De fait, la rumeur
circulait que le « dieu vivant » de Lhassa avait honoré le
Kalmouk militant.
La forme de guerre
de Dambijantsan était d’une cruauté calculée,
qu’il considérait néanmoins comme un acte de vertu religieux. Le 6 août
1912, après la prise de Khobdo, il avait massacré
les prisonniers chinois et sarten selon un rite
tantrique. Comme un prêtre aztèque en pleine majesté, il leur ouvrit la
poitrine avec un couteau et leur arracha le cœur avec sa main gauche. Il le
plaça avec des morceaux de cervelle et d’entrailles dans des coupes faites
avec des crânes afin de les offrir en sacrifice bali
aux dieux de terreur tibétains. Bien qu’étant officiellement un gouverneur
du Khutuktu, pendant les deux années suivantes il
se conduisit comme un autocrate en Mongolie de l’Ouest et tyrannisa un immense
territoire par un règne de violence « au-delà de toute raison et
mesure » (Bawden, 1969, p. 198). Sur les
parois de sa yourte il aimait suspendre la peau écorchée de ses ennemis.
Ce furent les
bolcheviks qui s’occupèrent vraiment de lui. Il s’enfuit dans le désert de
Gobi et se retrancha dans un fort avec un certain nombre de partisans
fidèles. Sa fin fut tout aussi sanglante que le reste de sa vie. Les Russes
envoyèrent un prince mongol qui prétendit être un envoyé du « Bouddha
vivant » et put ainsi entrer sans mal dans le camp. Devant le
« lama vengeur » sans méfiance, il tira sur lui six coups de
revolver. Il arracha ensuite le cœur de sa victime et le dévora devant les
yeux de tous les présents, afin de terrifier et d’horrifier – comme il le
dit plus tard – ses partisans. Il réussit ainsi à s’échapper. Plus tard il
retourna sur le site avec les Russes et prit la tête de Dambijantsan
comme preuve. Mais dans ce cas, le fait « d’arracher et de manger le
cœur » n’était pas seulement un terrible moyen de répandre la terreur,
mais faisait aussi partie du culte traditionnel de la caste guerrière
mongole, qui était déjà pratiquée sous Gengis Khan et avait survécu à
travers les siècles. Il est aussi mentionné dans un passage de l’épopée de Gesar, que nous avons déjà cité. Il se trouve
aussi comme motif dans les thangkas tibétains : Begtse, le
dieu de la guerre hautement vénéré, brandit une épée dans sa main droite
tout en portant un cœur humain à sa bouche avec sa main gauche.
Au vu des terribles
tortures dont l’armée chinoise était accusée, et de l’impitoyable boucherie
par laquelle répondaient les forces mongoles, une forme de guerre
extrêmement cruelle fut la règle en Asie Centrale dans les années 20. C’est
pourquoi une appréciationedowski
vit également en lui un rédempteur presque surnaturel.trtout en portant un
coeur e un autocrate en Mongolie du lama vengeur a surgi parmi le
peuple de Mongolie, qui va parfois jusqu’à une glorification de sa vie et
de ses actions. Le Russe Ossendowski vit
également en lui un rédempteur presque surnaturel.
Von Ungern Sternberg : « l’Ordre
des guerriers bouddhistes »
En 1919, l’armée du
général russe blanc Roman von Ungern
Sternberg se joignit à celle de Dambijantsan. Le
Balte natif était de la même nature cruellement excentrique que le
« lama vengeur ». Sous l’amiral Koltchak, il établit d’abord un
bastion russe blanc en Orient contre les bolcheviks. Il voyait les
communistes comme des « esprits du mal sous une forme humaine »
(Webb, 1976, p. 202). Ensuite il alla en Mongolie.
Grâce à son audace
sans limites il réussit à constituer une armée et à se placer à sa tête.
Celle-ci devait bientôt provoquer la peur et l’horreur à cause de sa
cruauté atavique. Elle était formée de Russes, de Mongols, de Tibétains et
de Chinois. D’après Ossendowski, les régiments
tibétains et mongols portaient un uniforme avec des vestes rouges et des
épaulettes sur lesquelles figuraient
le svastika de Gengis Khan et les initiales du « Bouddha
vivant » d’Ourga (dans les milieux occultes, von
Ungern Sternberg est ainsi vu comme un précurseur
du national-socialisme allemand).
Pour constituer son
armée, le baron appliqua la « loi d’inversion » tantrique avec
une extrême précision. Les soldats recrutés étaient d’abord bourrés
d’alcool, d’opium et de haschisch jusqu’à ne plus tenir debout et étaient
ensuite laissés là toute la nuit pour dessoûler. Quiconque buvait encore
après cela était fusillé. Le général lui-même était considéré comme
invulnérable. Dans une bataille il reçut 74 balles dans son manteau et sa
selle sans être blessé. Tout le monde appelait le Balte à la moustache
broussailleuse et aux cheveux ébouriffés le « baron fou ». Nous
avons sous la main un portrait bizarre d’un témoin oculaire qui le vit dans
les derniers jours avant sa défaite : « Le baron avec sa tête
tombant sur sa poitrine chevauchait silencieusement devant ses troupes. Il
avait perdu son chapeau et ses vêtements. Sur sa poitrine nue, de nombreux
talismans mongols étaient suspendus à un cordon jaune brillant. Il ressemblait
à l’incarnation d’un homme-singe préhistorique. Les gens avaient même peur
de le regarder » (cité par Webb, 1976, p. 203).
Cet homme réussit à
ramener le Khutuktu, chassé par les Chinois, à
Ourga. Avec ce dernier il effectua un rituel de défense tantrique contre
l’Armée Rouge en 1921, bien que sans guère de succès. Après cela, le hiérarque perdit confiance dans son ancien sauveur et
on dit qu’il prit lui-même contact avec les Rouges pour être débarrassé du
Balte. En tout cas, il ordonna aux troupes mongoles sous le commandement du
général de déserter. Von Ungern Sternberg fut
ensuite capturé par les bolcheviks et fusillé. Après cela, les communistes
avancèrent vers Ourga et un an plus tard occupèrent la capitale. Le Khutuktu avait agi correctement dans ses propres
intérêts, car jusqu’à sa mort il demeura le chef de l’Etat, du moins
formellement, bien que le pouvoir réel fut transféré peu à peu dans les
mains du Parti Communiste.
Toutes sortes de
spéculations occultes entourent von Ungern Sternberg, et peuvent essentiellement être
remontées jusqu’à une seule source, le best-seller que nous avons déjà cité
plusieurs fois, du Russe Ferdinand Ossendowski,
avec le titre allemand de Tiere, Menschen, Götter [en
français : Bêtes, hommes et dieux]. Le livre dans son ensemble
est considéré comme douteux par les historiens, mais est cependant
considéré comme authentique concernant sa description du baron (Webb, 1976,
p. 201). Von Ungern Sternberg désirait vraiment
établir un « ordre militaire bouddhiste ».
« Pourquoi ? », demanda Ossendowski
au baron, qui répondit avec emphase : « Pour protéger l’évolution
de l’humanité et lutter contre la révolution, parce que je suis certain que
l’évolution conduit à la divinité et que la révolution ne mène qu’à la
bestialité » (Ossendowski, 1924, p. 245).
Cet ordre aurait dû être l’élite d’un Etat asiatique, qui réunirait les
Chinois, les Mongols, les Tibétains, les Afghans, les Tatars, les
Bouriates, les Kirghizes et les Kalmouks.
Après avoir calculé
son horoscope, les lamas reconnurent en von
Sternberg l’incarnation du puissant Tamerlan (1336-1405), le fondateur du
second Empire mongol. Le général accepta cette reconnaissance avec fierté
et joie, et en tant qu’incarnation du grand Khan il esquissa sa vision d’un
empire mondial comme une « défense militaire et morale contre
l’Occident pourri… » (Webb, 1976, p. 202). « En Asie il y aura un
grand Etat, de l’Océan Pacifique et de l’Océan Indien jusqu’aux rives de la
Volga », prophétisa le baron, selon Ossendowski.
« La sage religion de Bouddha s’étendra jusqu’au nord et jusqu’à
l’ouest. Ce sera la victoire de l’esprit. Un conquérant, un chef,
apparaîtra, plus fort et plus résolu que Gengis Khan … et il gardera le
pouvoir entre ses mains jusqu’au jour heureux où, de sa capitale
souterraine, sortira le Roi du Monde » (Ossendowski,
1924, p. 265).
Il avait ici émis
la phrase clé qui continue à ce jour à occuper la scène occulte de
l’Occident enthousiasmé, le « roi du monde ». Cette figure est
supposée gouverner un royaume souterrain quelque part en Asie Centrale et
exercer depuis là une influence sur l’histoire humaine. Même si Ossendowski se réfère à cet empire magique sous le nom
d’Agarthi, ce n’est qu’une variante ou un
supplément au mythe de Shambhala [2]. Son
« Roi du Monde » est identique au souverain du royaume de Kalachakra. Il « connaît toutes les forces
de la nature, lit dans toutes les âmes humaines et dans le grand livre de
la destinée. Invisible, il règne sur huit cent millions d’hommes qui sont
prêts à exécuter ses ordres » (Ossendowski,
1924, p. 302). Se référant à Ossendowski,
l’occultiste français René Guénon spécule que le Chakravartin
pourrait être présent sous forme d’une trinité dans notre monde des
apparences : dans la figure du Dalaï-lama il représente la
spiritualité, dans la personne du Panchen-lama la connaissance, et dans son
émanation le Bogdo Khan (Khutuktu)
l’art de la guerre (Guénon, 1958, p. 37).
Le Quatorzième Dalaï-lama
et la Mongolie
Depuis la fin des années 50, la pression sur les restes de
l’« Eglise Jaune » en Mongolie a lentement décliné. En 1979, le
Quatorzième Dalaï-lama visita la Mongolie pour la première fois. Moscou,
qui était impliqué dans une confrontation avec la Chine, était satisfait de
telles visites. Néanmoins ce ne fut pas avant 1990 que le Parti Communiste
de Mongolie abandonna son monopole sur le pouvoir. En 1992, une nouvelle
constitution démocratique entra en vigueur.
Aujourd’hui (en
1999), les anciens monastères détruits par les communistes sont
reconstruits, en partie avec un appui occidental. Depuis le début des
années 90, une véritable « re-lamaïsation » est en cours parmi les Mongols et
avec elle une renaissance du mythe de Shambhala
et une diffusion renouvelée du rituel du Kalachakra.
L’ordre Gelugpa attire tant de nouveaux membres
que la majorité des novices ne peut pas recevoir une instruction appropriée
parce qu’il n’y a pas assez d’enseignants tantriques. La conséquence est
une armée considérable de moines non-qualifiés, qui gagnent souvent leur
subsistance par toutes sortes de pratiques magiques douteuses et qui
représentent un potentiel dangereux pour une
possible vague de fondamentalisme bouddhiste.
La personne qui
avec une grande compétence organisationnelle supervise et accélère la
« renaissance » du lamaïsme en Mongolie porte le nom de Bakula Rinpoche, un ancien
instructeur du Dalaï-lama et son bras droit pour les questions de politique
mongole. De manière surprenante, le lama, reconnu comme un grand tulku, assume aussi les fonctions d’ambassadeur indien
à Oulan-Bator en plus de ses activités religieuses, et est accepté et
appuyé par le gouvernement local dans ce double rôle d’ambassadeur de
l’Inde et de figure centrale du « processus de re-lamaïsation ». En septembre 1993, il obtint que
l’urne contenant les cendres du Bouddha historique soit amenée d’Inde
jusqu’en Mongolie pendant plusieurs semaines, un privilège que jusqu’à
présent l’Inde n’a accordé à aucun autre pays. Bakula
jouit d’une influence si grande qu’en 1994 il annonça aux Mongols que la
neuvième incarnation du Jabtsundamba Khutuktu, la figure spirituelle suprême de leur pays,
avait été découverte en Inde.
Le Dalaï-lama est
conscient de la grande importance de la Mongolie pour sa politique
mondiale. Il est constamment invité ici et conduit des événements de masse
remarquables (en 1979, 1982, 1991, 1994, et 1995). A Oulan-Bator en 1996,
le « dieu vivant » célébra le rituel du Kalachakra
devant une foule immense et enthousiaste. Lorsqu’il rendit visite aux
Bouriates mongols en Russie en 1994, ceux-ci lui demandèrent de reconnaître
le plus grand chef militaire du monde, Gengis Khan, comme un
« Boddhisattva ». Le titulaire du Prix Nobel sourit
énigmatiquement et passa silencieusement à un autre point du programme. En
Mongolie, le Kundun jouit d’une vénération sans
bornes qui n’est égalée dans aucune autre partie du monde (excepté le
Tibet). Les grands espoirs de ce peuple pauvre qui domina jadis le monde
reposent sur lui. Il apparaît à beaucoup de Mongols comme le sauveur qui
peut les sortir du triste état matériel qu’ils connaissent actuellement et
restaurer leur renommée de l’époque de Gengis Khan.
Notes:
[2] Marco Pallis est d’avis
que Ossendowski a simplement substitué le nom d’Agarthi à celui de Shambhala, parce que le
premier était très connu en Russie comme « centre du monde »,
alors que le nom de Shambhala
n’avait pas d’associations (Robin, 1986, pp. 314-315).
|